Complainte de retour d'exil : sous le signe d'Ulysse
Référence : Milan Kundera, L'ignorance, éditions Gallimard, collection Blanche,postface de François Ricard, 192 pages, avril 2003
kundera et sa femme Véra en 1973
Dans La lenteur, Milan Kundera mêlait aussi récit et essai, la vitesse thème dominant de notre époque, fait qu’on délaisse la préservation de la mémoire et la lutte contre l’oubli car écrit-il, « le degré de la vitesse est directement proportionnel à l'intensité de l'oubli ».
On retrouve une démarche identique dans L’ignorance dont l’auteur dit que ce n’est « ni un roman politique, ni un texte autobiographique ». Il se sent sans doute à l’aise dans ce genre mixte entre essai (où il excelle dans Les testaments trahis ou L’art du roman) et la profusion romanesque comme dans La plaisanterie.
L’intrigue débute par la rencontre dans un aéroport, entre deux « dissidents » tchèques réfugiés à l'Ouest, qui retournent, le temps d’un voyage, dans leur pays d'origine. Même si « à mesure que des pans de sa vie s’effondrent dans l’oubli, l’homme se débarrasse de ce qu’il n’aime pas et se sent plus léger, plus libre », le retour au pays sera pour ces exilés, très difficile et compliqué.
L'ignorance n’est pas ici manque de connaissance –ce serait trop simple- mais insuffisances de l’humaine nature, invisibles dans le train-train du quotidien, à l’abri du « rideau de la normalité ». Par exemple, ils doivent faire face à l'ignorance de leurs souvenirs respectifs.
Elle se révèle également dans des situations spécifiques comme la Terreur révolutionnaire en France. Cette ignorance est donc collective et existentielle et impacte la mémoire, et surtout le phénomène de l'oubli qui pour Kundera prend le pas sur le travail de la mémoire quand il écrit : « De quoi je me souviens ? De très peu de choses. Et l'autre ne se souvient pas des mêmes choses. C'est donc une non-rencontre voilée par l'émotion. Mais, dès que la situation subit une vraie analyse, vous vous rendez compte de la présence de l'oubli. »
La confrontation entre la mémoire et l’oubli est essentiellement abordée à travers le destin de deux émigrants tchèques. Irena, veuve et mère de famille "exilée" depuis vingt ans en France et qui s’en trouve très bien. Après la mort de Martin son mari, elle a vécut avec Gustaf, un entrepreneur suédois et vit maintenant avec Josef, tchèque comme elle et ami d’enfance installé au Danemark. Comme souvent chez Kundera, ses personnages vont se croiser, s'aimer et se détester, se lancer dans une espèce de valse aux adieux, titre d’un autre de ses romans.
Le retour d’Irena rappelle à Kundera le retour d'Ulysse dans son Ithaque natal : personne ne demande jamais à l’émigrant de raconter son expérience. Mais le problème, c’est que le retour d'Ulysse à Ithaque n'est plus concevable à notre époque.
Kundera avec Philip Roth
L’histoire du pays conditionne largement le destin de ses habitants : 1918, Indépendance. 1938, tentative de résistance contre Hitler. 1948, instauration du communisme, 1968, parenthèse de libération, 1989, écroulement du communisme et instauration d’une république démocratique. C’est là qu’Irena elle revient à Prague et connaît « l'horreur du retour » car tout a changé. La réception qu’elle organise avec ses anciennes collègues lui permet de constater l’écart qui s’est créé pendant ses vingt ans d’absence, un monde qui « veut oublier à tout prix qu'on a souffert.»
Irena doit « déposer ses vingt ans de vie en France sur l’autel de la Patrie et y mettre le feu ». Mais elle en est incapable tant elle s’identifie à sa vie parisienne. Pour Joseph, sa véritable patrie serait plutôt le Paris où il a rencontré et aimé sa femme, décédée depuis.
Kundera met dans son récit les thèmes qui lui sont chers : le temps qui passe, la fragilité des souvenirs, les insuffisances de la mémoire, le poids de la nostalgie… la difficulté d’avoir une vraie relation, écrivant « les gens ne s'intéressent pas aux autres et c'est bien normal ! »
Irena a suivi son mari à Paris, en 1968 et depuis elle fait les rêves de tous les émigrés : elle s’envole toutes les nuits vers son pays natal, comme dans les tableaux de Chagall où on voit des petits couples d’exilés qui flottent dans les airs au-dessus de leur village de Russie.
La ville de Prague aussi joue un rôle important, où tout se noue et se déjoue. Prague qui, au sortir du communisme, est devenue rapidement capitaliste et mercantile où Kafka devient la grande icône des marchands de tee-shirt...
Mais voilà, Irena rappelle trop à Josef son exil, sa souffrance. Elle, de son côté, éprouve beaucoup de mal à faire face à cette nouvelle situation et il se doute bien que rester ensemble signifie vivre dans les souvenirs, la nostalgie et les regrets, à se rappeler le bon vieux temps et à regretter que plus rien ne soit comme avant.
Josef sait qu’ils ne peuvent pas avoir d’avenir ensemble et il décide de partir, de laisser tout ce qui le ramène à la Tchécoslovaquie et aux années de l'exil.
Le thème de l'exil chez Kundera
Les personnages de Kundera sont tous, à un degré ou à un autre, des exilés, des êtres coupés de leur passé qui portent sur lui des sentiments contrastés, le rejetant ou voulant renouer avec lui. Le suédois Gustaf aime Prague parce qu’elle le libère de sa famille, certains Tchèques comme le frère de Joseph ou son ami N qui sont restés dans leur pays, y vivent comme frappés d’une espèce d’amnésie.
Le retour d’exil d’Irena et de Joseph rend leur intégration impossible ; Joseph deviendra ainsi un exilé pour toujours, veuf de sa femme aussi bien que de sa patrie. [1] On pourrait dire en généralisant que L’ignorance a pour thème la condition humaine confrontée à l’émigration et à un monde qui lui échappe.
Notes et références
[1] On pourrait dire la même chose de Ludvik dans La plaisanterie, Jaromil dans La vie est ailleurs, Jakub dans La valse aux adieux ou Tomas et Tereza dans L’insoutenable légèreté de l’air.
Voir aussi
* Jean-Dominique Brierre, Milan Kundera, une vie d'écrivain, éditions de L'archipel --
* Mes fiches sur Milan Kundera --
* Autres oeuvres : L'Immortalité -- Sa trilogie "tchèque" : La plaisanterie -- La vie est ailleurs -- La valse aux adieux --
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Référence : Milan Kundera, L'ignorance, éditions Gallimard, collection Blanche,postface de François Ricard, 192 pages, avril 2003
kundera et sa femme Véra en 1973
Dans La lenteur, Milan Kundera mêlait aussi récit et essai, la vitesse thème dominant de notre époque, fait qu’on délaisse la préservation de la mémoire et la lutte contre l’oubli car écrit-il, « le degré de la vitesse est directement proportionnel à l'intensité de l'oubli ».
On retrouve une démarche identique dans L’ignorance dont l’auteur dit que ce n’est « ni un roman politique, ni un texte autobiographique ». Il se sent sans doute à l’aise dans ce genre mixte entre essai (où il excelle dans Les testaments trahis ou L’art du roman) et la profusion romanesque comme dans La plaisanterie.
L’intrigue débute par la rencontre dans un aéroport, entre deux « dissidents » tchèques réfugiés à l'Ouest, qui retournent, le temps d’un voyage, dans leur pays d'origine. Même si « à mesure que des pans de sa vie s’effondrent dans l’oubli, l’homme se débarrasse de ce qu’il n’aime pas et se sent plus léger, plus libre », le retour au pays sera pour ces exilés, très difficile et compliqué.
L'ignorance n’est pas ici manque de connaissance –ce serait trop simple- mais insuffisances de l’humaine nature, invisibles dans le train-train du quotidien, à l’abri du « rideau de la normalité ». Par exemple, ils doivent faire face à l'ignorance de leurs souvenirs respectifs.
Elle se révèle également dans des situations spécifiques comme la Terreur révolutionnaire en France. Cette ignorance est donc collective et existentielle et impacte la mémoire, et surtout le phénomène de l'oubli qui pour Kundera prend le pas sur le travail de la mémoire quand il écrit : « De quoi je me souviens ? De très peu de choses. Et l'autre ne se souvient pas des mêmes choses. C'est donc une non-rencontre voilée par l'émotion. Mais, dès que la situation subit une vraie analyse, vous vous rendez compte de la présence de l'oubli. »
La confrontation entre la mémoire et l’oubli est essentiellement abordée à travers le destin de deux émigrants tchèques. Irena, veuve et mère de famille "exilée" depuis vingt ans en France et qui s’en trouve très bien. Après la mort de Martin son mari, elle a vécut avec Gustaf, un entrepreneur suédois et vit maintenant avec Josef, tchèque comme elle et ami d’enfance installé au Danemark. Comme souvent chez Kundera, ses personnages vont se croiser, s'aimer et se détester, se lancer dans une espèce de valse aux adieux, titre d’un autre de ses romans.
Le retour d’Irena rappelle à Kundera le retour d'Ulysse dans son Ithaque natal : personne ne demande jamais à l’émigrant de raconter son expérience. Mais le problème, c’est que le retour d'Ulysse à Ithaque n'est plus concevable à notre époque.
Kundera avec Philip Roth
L’histoire du pays conditionne largement le destin de ses habitants : 1918, Indépendance. 1938, tentative de résistance contre Hitler. 1948, instauration du communisme, 1968, parenthèse de libération, 1989, écroulement du communisme et instauration d’une république démocratique. C’est là qu’Irena elle revient à Prague et connaît « l'horreur du retour » car tout a changé. La réception qu’elle organise avec ses anciennes collègues lui permet de constater l’écart qui s’est créé pendant ses vingt ans d’absence, un monde qui « veut oublier à tout prix qu'on a souffert.»
Irena doit « déposer ses vingt ans de vie en France sur l’autel de la Patrie et y mettre le feu ». Mais elle en est incapable tant elle s’identifie à sa vie parisienne. Pour Joseph, sa véritable patrie serait plutôt le Paris où il a rencontré et aimé sa femme, décédée depuis.
Kundera met dans son récit les thèmes qui lui sont chers : le temps qui passe, la fragilité des souvenirs, les insuffisances de la mémoire, le poids de la nostalgie… la difficulté d’avoir une vraie relation, écrivant « les gens ne s'intéressent pas aux autres et c'est bien normal ! »
Irena a suivi son mari à Paris, en 1968 et depuis elle fait les rêves de tous les émigrés : elle s’envole toutes les nuits vers son pays natal, comme dans les tableaux de Chagall où on voit des petits couples d’exilés qui flottent dans les airs au-dessus de leur village de Russie.
La ville de Prague aussi joue un rôle important, où tout se noue et se déjoue. Prague qui, au sortir du communisme, est devenue rapidement capitaliste et mercantile où Kafka devient la grande icône des marchands de tee-shirt...
Mais voilà, Irena rappelle trop à Josef son exil, sa souffrance. Elle, de son côté, éprouve beaucoup de mal à faire face à cette nouvelle situation et il se doute bien que rester ensemble signifie vivre dans les souvenirs, la nostalgie et les regrets, à se rappeler le bon vieux temps et à regretter que plus rien ne soit comme avant.
Josef sait qu’ils ne peuvent pas avoir d’avenir ensemble et il décide de partir, de laisser tout ce qui le ramène à la Tchécoslovaquie et aux années de l'exil.
Le thème de l'exil chez Kundera
Les personnages de Kundera sont tous, à un degré ou à un autre, des exilés, des êtres coupés de leur passé qui portent sur lui des sentiments contrastés, le rejetant ou voulant renouer avec lui. Le suédois Gustaf aime Prague parce qu’elle le libère de sa famille, certains Tchèques comme le frère de Joseph ou son ami N qui sont restés dans leur pays, y vivent comme frappés d’une espèce d’amnésie.
Le retour d’exil d’Irena et de Joseph rend leur intégration impossible ; Joseph deviendra ainsi un exilé pour toujours, veuf de sa femme aussi bien que de sa patrie. [1] On pourrait dire en généralisant que L’ignorance a pour thème la condition humaine confrontée à l’émigration et à un monde qui lui échappe.
Notes et références
[1] On pourrait dire la même chose de Ludvik dans La plaisanterie, Jaromil dans La vie est ailleurs, Jakub dans La valse aux adieux ou Tomas et Tereza dans L’insoutenable légèreté de l’air.
Voir aussi
* Jean-Dominique Brierre, Milan Kundera, une vie d'écrivain, éditions de L'archipel --
* Mes fiches sur Milan Kundera --
* Autres oeuvres : L'Immortalité -- Sa trilogie "tchèque" : La plaisanterie -- La vie est ailleurs -- La valse aux adieux --
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