Michel Onfray, Théorie de la dictature, Orwell et l’Empire maastrichien, éditions Robert Laffont, mai 2019-07-21
« Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres. » La Boétie
Orwell et l’Empire maastrichien
Difficile, oui difficile de penser à gauche « en-dehors des clous marxistes. » À part Camus, Orwell est bien l’un des rares écrivains, à travers 1984 et La ferme des animaux, à avoir suivi cette "porte étroite" –surtout à l’époque- entre communisme et fascisme. [1]
Pour instaurer une dictature à notre époque, il faut nous dit-il, réunir 7 temps principaux :
- DÉTRUIRE LA LIBERTÉ : surveiller constamment, ruiner la vie personnelle, supprimer la solitude, se réjouir des fêtes obligatoires, uniformiser l’opinion, dénoncer le crime par la pensée ;
- APPAUVRIR LA LANGUE : pratiquer une langue nouvelle, utiliser un double langage, déruire des mots, oraliser la langue…
- ABOLIR LA VÉRITÉ : agir sur l’idéologie, la presse et les fausses nouvelles.
- SUPPRIMER L’HISTOIRE : la réécrire, inventer la mémoire…
- NIER LA NATURE : jouer sur la frustration sexuelle, la procréation…
- PROPAGER LA HAINE : se créer un ennemi, fomenter la guerre…
- ASPIRER À L’EMPIRE : formater les enfants, gouverner avec les élites…
« Défendre son peuple, sa nation, son existence, son identité, ça n’est pas être xénophobe. »
Il traite à grands traits de l’évolution française depuis 1945, vingt pages seulement pour montrer les fractures qui ont configuré le paysage français en plus d’un demi-siècle, ce qu’il appelle "l’Empire maastrichien".
À ce rythme, il fait l’impasse sur la quatrième république, faisant de cette période un duel entre gaullisme et communisme, il englobe les philosophes de la « french touch » (Foucault, Deleuze, Lacan…) et les Nouveaux philosophes (Bernard-Henri Lévy, André Glucsksmann…) dans une nébuleuse structuraliste dérivant dans un "gauchisme culturel". L’évolution récente, du "non" référendum de 2005 [2] au mouvement des Gilets jaunes, est pour lui l’expression d’une réaction du peuple contre les élites pro européennes.
Son livre sur Camus
Théoriser la dictature
Onfray part du postulat qu’Orwell décrit dans 1984 la société totalitairequi est l’une des formes prises par ce qu’il nomme L’Empire maastrichien.
On trouve dans 1984 toutes les situations visant aussi bien les staliniens symbolisés par les grosses moustaches de Big Brother (pénuries, répressions… pages 34-35) que le nazisme (répressions ciblées, eugénisme), aussi bien que celles communes aux deux totalitarismes (pages 36-37).
Au-delà de ces caractéristiques, d’autres éléments se rapportent plus directement à notre époque comme l’utilisation de l’hélicoptère par la police ou d’écrans pour surveiller et punir (comme disait Michel Foucault).
Winston Smith, le héros de 1984, est membre du Parti, bien intégré, employé au ministère de la Vérité, qui réécrit l’Histoire et manipule les faits, organisant le mensonge d’État en vérité absolue. Mais peu à peu, il prend conscience de son aliénation et va tenir un Journal où il relate son expérience et témoigne de la situation.
Seul rayon de soleil : sa rencontre de l’amour avec Julia.
Il va aussi rencontrer O’Brien, personnage ambigu, privilégié, oligarque du parti qui lui donne à lire un ouvrage interdit sur le « collectivisme oligarchique » mais s’avérera être un agent infiltré.
Il sera le « dernier homme », pris puis torturé jusqu’à ce qu’il abjure et trahisse Julia. Il finira exécuté d’une balle dans la nuque.
Pour Michel Onfray, ce livre est comme une parabole des sociétés modernes gouvernées par des dictatures violentes ou même douces qui s’imposent par des méthodes de manipulation des individus qui finissent par adhérer au système et à se renier eux-mêmes.
A- DÉTRUIRE LA LIBERTÉ, « la servitude, c’est la liberté »
Autrement dit, comme les nazis, « le travail rend libre. »
1- Assurer une surveillance perpétuelle : « L’invention de l’imprimerie a facilité la manipulation de l’opinion, et le cinéma et la radio ont parachevé le processus. » [3]
2- Ruiner la vie personnelle : « Le développement de la télévision et l’avancée technique permettant d’émettre et de recevoir à partir d’un même appareil ont signé la fin de la vie privée. »
3- Supprimer la solitude : « … un penchant pour la solitude n’est jamais anodin. »
4- Aimer les fêtes obligatoires et les loisirs collectifs.
5- Uniformiser l’opinion en imposant cette uniformité.
6- Dénoncer le crime par la pensée en combattant l’incrédulité.
B- APPAUVRIR LA LANGUE, « Réduire le vocabulaire »
7- Pratiquer une langue nouvelle pour réduire le champ de la pensée
8- Utiliser le double langage pour entretenir la contradiction
9- Détruire les mots : la parole doit devenir une logorrhée perméable à une idéologie véhiculée par une forme littéraire simplifiée : ce qui ne peut être nommé ne peut être imaginé.
10- Oraliser l’écrit : Pour tuer l’écrit, rien de mieux que de célébrer l’oral.
11- Recourir à une langue unique pour exercer un monopole
12- Supprimer la littérature classique
C- ABOLIR LA VÉRITÉ
13- Pratiquer une langue nouvelle pour réduire le champ de la pensée
13 b – Instrumentaliser la presse pour nier le monde réel
14- Propager de fausses nouvelles et les imposer comme vraies
15- Produire et inventer le réel
D- Supprimer l’Histoire
16- Effacer le passé (comme le fait Winston)
17- Réécrire l’Histoire pour que le mensonge puisse devenir vérité
18- Inventer la mémoire (comme le fait aussi Winston avec le personnage d’Ogilvy). Quand l’Histoire disparaît, la propagande apparaît
19- Détruire les livres très dangereux dans la logique d’une pensée unique
20- Industrialiser la littérature, les livres étant aussi une marchandise
E- Nier la nature
21- Éradiquer le désir
22- Séparer sexe et plaisir, promouvoir les succédanés (pornographie, presse people)
23- Créer le type physique idéal, genre bel aryen
24- Promouvoir la procréation médical
F- Propager la haine
25- Se créer un ennemi, choisir un bouc-émissaire comme ce Goldstein dans le roman d’Orwell
26- Fomenter des guerres, les élites étant plus "va t’en guerre" que le peuple
27- Recourir à la psychiatrie, toute rébellion est considérée comme une maladie mentale
28- Extirper l’humain de l’homme
G- Aspirer à l’empire – Brimer toute velléité d’autonomie
29- Des enfants coulés dans le même moule
30- Manipuler et noyauter la dissidence
31- Gouverner entre élites – Ploutocratie
32- Le progrès technique contre les hommes
33- Le vrai pouvoir est secret, sous-jacent
À l’université de Caen
Théoriser la révolution (p 121)
Dans 1984, on trouve une référence à la notion de paradigme, mouvement d’une planète qui effectue une révolution complète… pour revenir à son point de départ. Autrement dit, pour le peuple une révolution ne set à rien et il n’a rien à y gagner.
Thèse qui est encore plus tranchée dans La ferme des animaux ; toute révolution a pour vocation d’être trahie et c’est le peuple qui en fait les frais.
Ce que dit La ferme des animaux (p 129)
Sage l’Ancien, qui passe pour un prophète, incite tous les animaux à se révolter contre les hommes, chasser Jones, le propriétaire de la ferme des animaux. Au début tout va bien, les cochons, plus instruits, ont pris la tête du mouvement. Boule de neige et Napoléon définissent 7 préceptes : Tout DeuxPattes (les hommes) est un ennemi et tout QuatrePattes ou volatile un ami, il est interdit de porter des vêtements, de dormir dans un lit, de boire de l’alcool ou de tuer un autre animal.
Tous les animaux sont égaux.
Mais la participation des autres animaux est médiocre, les deux cochons leaders ne s’entendent pas et Napoléon finit par éjecter Boule de neige par la force. Il impose une dictature, secondé par Minimus et surtout son porte parole Brille-Babil. Après une tentative malheureuse de Jones pour reprendre le pouvoir, Napoléon et les cochons ont désormais des ennemis pour conforter leur pouvoir Boule de neige comme ennemi de l’intérieur et Jones comme ennemi de l’extérieur. À la ferme, la répression s’accentue de jour en jour et le niveau de vie n’a jamais été aussi bas, obligeant Napoléon à mentir effrontément.
Les 7 préceptes initiaux sont ramenés à un seul « Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres. » Puis les cochons se mettent à marcher sur deux pattes et les autres animaux peuvent constater « qu’ils ont simplement changé de maître. » (P 160)
Commentaires de Michel Onfray
Sage l’Ancien fait irrésistiblement penser à Marx et ses idées à celles du Capital. Il voit dans Napoléon, Boule de neige et Brille-Babil les figures de Lénine-Staline, de Trotsky et de Jdanov.
11- La liberté se rétrécit à travers les outils informatiques dédiés et les gigantesques bases de données que les individus constituent en partie eux-mêmes par leurs coordonnées et en s’exposant sur les réseaux sociaux, objets en l’occurrence de leur propre aliénation. « L’ordinateur quantique permettra à terme le traitement de milliards d’informations dans le nouvel espace infime des nanosecondes. »
12- Le langage est simplifié à des fins uniquement utilitaires. Il s’appauvrit peu à peu dans ses modalités et dans le sens général du texte pour rester "politiquement correct". (cf page 201)
13- Dans ce monde, il n’existe plus de vérité mais seulement ce qu’il appelle des perspectives, spéculations ouvertes sur des possibles invérifiables. Tout devient relatif et occulte les faites et les certitudes.
14- L’Histoire n’est plus enseignée comme autant de références chronologiques mais comme thématique sans points de repère. Elle est instrumentalisée et perd son rapport avec le réel. Quand l’Histoire est niée, la propagande peut prospérer.
15- Contrairement à Michel Foucault qui traite de L’histoire de la folie et ou de Les Mots et les choses sans sortir de son bureau, il faut intégrer la nature pour intégrer le réel.
16- L’effondrement de la morale classique ou l’anonymat des réseaux sociaux génèrent des attitudes de haine. Ceci ne permet plus d’avoir de vrais débats dans des sociétés apaisées. Le libéralisme de l‘Union européenne est pour l’auteur une forme de darwinisme social qui, pour vendre toujours plus, finit par restreinte la liberté des individus, mis en fiches par tous les systèmes connectés.
On rejoint ainsi la critique de la société libérale telle que l’avait fait Yvan Illich dans les années 60-70 avec L’Homme unidimentionnel, préférant vivre, en niant l’Histoire, un éternel présent. On rejoint aussi l’âne Benjamin de La Ferme des animaux, allergique aux moutons embrigadés aussi bien qu’aux chiens de garde des nantis qui défendent leurs privilèges.
Notes et références
[1] Onfray renvoie à l’ouvrage de référence d’Annah Arendt Les Origines du totalitarisme publié en 3 volumes de 1951 à 1983.
[2] Référendum sur le Traité européen du 29 mai 2005 où le "non" obtint 54,68% de voix.
[3] Toutes les citations sont extraites de 1984, édition de Josée Kamoun parue chez Gallimard en 2018.
Voir aussi mon Site Michel Onfray --
<< • Ch. Broussas – Onfray Dictature - 21/07/2019 • © cjb © • >>
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire