Référence : Daniel de Roulet, Dix petites anarchistes, Éditions Buchet Chastel, 144 pages, octobre 2018
« Ni dieu, ni chef, ni mari »
La Suisse fut vers la fin du XIXe siècle un pays de petites exploitations agricoles souvent assez pauvres, à peine industrialisé par les débuts de l’industrie horlogère. Les paysans, comme d’autres pays comme l’Irlande ou en France dans les petites exploitations montagnardes, préféraient quitter cette vie précaire et sans attraits pour aller chercher fortune ailleurs. Phénomène largement répandu d’européens qui émigraient sur tous les continents et d’abord en Amérique, alors qu’un siècle plus tard, ce sera le mouvement inverse d’une population émigrant du Sud vers le Nord et l’Europe en Particulier.
Dans l’industrie horlogère naissante, les petites mains étaient exploitées et rêvaient d’une vie meilleure. En 1872, la Commune est encore dans les têtes et sans doute de lointains échos se sont fait entendre jusque dans ce vallon jurassien encaissé, à Saint-Imier où l'auteur a grandi, non loin de La Chaux-de-Fonds, l’horlogerie éclot. Les futures petites anarchistes y sont ouvrières, des régleuses, des viroleuses-centreuses…
De Saint-Imier en Suisse...
En 1872, les sections de la Ire Internationale qui refusaient les décisions du Congrès de La Haye excluant Bakounine, choisirent de se réunir à Saint-Imier, petite cité de la partie francophone du canton de Berne.
Cette rencontre inopinée et les idées développées par Bakounine vont se projeter dans les rêves d’une autre vie de jeunes filles prêtes à tenter l’aventure. [1]
... à Punta Arenas au Chili
Elles sont fascinées, découvrent un autre monde possible, des mots à mettre sur leurs sentiments, des possibilités qu'elles ne soupçonnaient même pas, sur leur désir d’indépendance, les mots qui sont par exemple anarchisme, Internationale, révolution sociale.
L’anarchisme pour ces dix femmes, c’est d’abord la rencontre entre des rêves d’avenir se heurtant à la dure réalité de la condition ouvrière et des idées nouvelles pour elles, l’éveil à la liberté, l’espoir d’un possible.
Parmi les ouvriers et les ouvrières qui écoutent béats les discours enflammés de Bakounine, dix jeunes femmes se voient déjà créer une communauté basée sur « l’anarchie à l’état pur ». Valentine Grimm, la dernière survivante, la sœur de Blandine, décide d’écrire leur aventure qui les conduisit de Suisse en Argentine, de la Patagonie jusqu’à Buenos Aires, en passant par l’île de Robinson Crusoé.
L'auteur rajoutera à leur périple quelques rencontres avec des personnages historiques comme Louise Michel et d’autres déportées de la Commune, l’anarchiste italien Errico Malatesta [2] qui entretiendra une correspondance suivie avec Mathilde, l'une des jeunes filles de Saint-Imier ou le colonel Falcon, chef des forces répressives argentines.
Ces jeunes femmes viennent d’un milieu paysan, ayant en toute circonstance, même avec des rêves plein la tête, toujours les pieds sur terre. Elles en ont aussi le langage, rugueux, ne se payant pas d’abstractions, dotées de "l’intelligence matérielle" du bon esprit paysan. Elles savent aussi que le voyage ne serait pas une promenade de santé, qu’il serait jonché de difficultés.
Leur voyage au long cours commence par la traversée de la France, Belfort, Paris, Le Havre, puis Brest pour embarquer sur La Virginie, direction Punta Arenas au Chili. En route, on cherche à profiter d’elles mais des amis communards déportés les protègent jusqu’à l’escale de Nouvelle-Calédonie.
Cela n’empêche pas les difficultés et les drames comme celle qui mourra
avec son nouveau-né sur le bateau. À leur arrivée, elles ne sont plus
que sept, accompagnées de huit enfants avec cette montre-oignon qui
leur rappelle leur village d’origine.
Après quelques années passées à Punta Arenas où elles ouvrirent « La Brebis noire », un commerce polyvalent qui servait aussi d’accueil aux nouveaux venus d’Europe, elles décident de participer à une colonie libertaire qui s’installe dans l’archipel Juan Fernández, sur l’île de Robinson Crusoé, impulsée par quelques Français et Italiens qui veulent fonder « une zone autonome temporaire, comme une société de pirates ».
Mais elles entrèrent vite en conflit aves Alfredo de Rodt le potentat local et préfèrent partir à Buenos Aires où Benjamin a créé un syndicat de boulangers. Ce sera leur ultime expérience faite de nombreuses difficultés, Buenos Aires où elles laisseront des graines d’espoir de vie meilleure et les nombreux enfants élevés ensemble.
On
peut suivre leur démarche à travers les débats entres femmes et entre
membres de la communauté anarchiste, par exemple dans les lettres
échangées de part et d’autres des océans. « Est-ce qu’on ne finirait pas par s’ennuyer ? », se demande Valentine quand elle veut fonder une colonie anarchiste, se situant entre une vision trop utopique et un socialisme trop rigoureux.
Elle refuse la voie parlementaire, se méfie de l’activisme de certains militants et même de l’usage de la violence.
Au fil de leur périple, leurs conceptions évoluent : de la construction d’une communauté idéale, en se frottant à la réalité, elles passent aux luttes ouvrières et à la constitution de syndicats, sans rejeter a priori le recours à des attentats pour répondre à la violence des possédants. Mais Valentine la narratrice n’est pas forcément très optimiste sur le devenir de leur expérience, écrivant que « ce qui compte, ce n’est pas de réaliser l’utopie de l’anarchie, c’est d’être anarchistes ».
Notes et références
[1] Michel Bakounine, "Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier", Canevas, 1990
[2] Errico Malatesta, Écrits choisis, Éditions Le Monde Libertaire, Collection Bibliothèque Anarchiste, 207 pages, octobre 2006
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<< Ch. Broussas, Daniel de Roulet 28/05/2020 © • cjb • © >>
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