Je vous invite à un petit tour d’horizon de l’œuvre de José Saramago marqué par quelques romans qui ont marqué son époque et dérangé aussi certains de ses contemporains.
Un triptyque : L’aveuglement, Tous les noms et La caverne
L’aveuglement
Une
épidémie se propage soudain à une vitesse extraordinaire, rendant
aveugles des quantités de gens qui tentent désespérément de survivre.
Seule une femme y a échappé qui parviendra peut-être à les guider hors
des ténèbres répandues sur le monde.
Tous les noms
On entre de plein pied dans le monde bureaucratique avec monsieur José,
un solitaire, modeste employé qui gère, dans un grand bâtiment
impersonnel, les archives des vivants et des morts. Tout un programme.
Il a quand même un passe-temps : réunir des infos sur les gens les plus
célèbres du pays. Par hasard, il va s’intéresser à une inconnue qui le
lancera dans toutes sortes d’aventures.
Tout à sa nouvelle lubie, Il fouille la nuit dans les archives de
l’État civil, falsifie des autorisations, entre par effraction dans une
école… mais l’inconnue se dérobe, une chimère.
Mais cette recherche de l’impossible le conduira, en suivant un chemin
semé d’embûches, au dépassement de soi, le ramenant à lui-même.
La caverne
Fin du triptyque, après L’aveuglement et Tous les noms.
Dans cet endroit, c’est la fin de quelque chose, la ville avale les
derniers bouts de terre, inéluctablement, sans que personne n’y puisse
rien.
Lui, Cipriano Algor
âgé de 64 ans, en fait il s’en fiche : son univers, c’est son atelier,
la terre cuite, ses petites figurines, clowns, bouffons, esquimaux,
mandarins, infirmières, assyriens barbus… Un mode à lui. L’extérieur par
contre se rétrécit, laissé à l’appétit des engins de chantier.
Relevé de terre
Une grande saga portugaise qui s’étend du début du XXème siècle jusqu'à la Révolution des œillets en 1974, qui relate à travers la vie de trois générations, l'histoire des Mau-Tempo, famille de travailleurs agricoles de l’Alentejo, région déshéritée dominée par d’immenses propriétés foncières, les latifundiums.
Rien n’avait vraiment changé ici, toujours l’exploitation, la misère,
l’analphabétisme, la dureté du travail et de la vie, la dictature des
propriétaires, de l’Église et de l’État jusqu'aux premières prises de conscience, des premières grèves, des premières révoltes.
C’est un roman réaliste d’un style très personnel, fresque historique
et politique qui part de la condition paysanne, d’un monde qu’on croyait
immuable mais qui va s’enfoncer dans ses contradictions.
La lucarne
C’est la vie des habitants d’un immeuble dans une petite ville
portugaise. Des gens ordinaires, des couples qui se haïssent, une femme
entretenue, une jeune fille ambitieuse qui devient sa rivale, quatre
couturières amoureuses de Beethoven et de Diderot, un cordonnier philosophe et son locataire qui ressemble à l’auteur.
Un roman posthume écrit en 1953 qui contient déjà tout son univers
littéraire et où on retrouve bien des personnages de ses futurs romans.
La lucidité
Au
lendemain d’élections municipales organisées dans la capitale d’un pays
quelconque, c’est la stupeur : 83 % des électeurs ont voté blanc. Ce ne
peut être raisonnablement un rejet de la démocratie mais le produit
d’une manipulation d’une minorité ou même un complot anarchiste.
Il faut d’urgence fuir la capitale et décréter l'état de siège pour
éliminer les coupables, car il faut bien qu’il y ait des coupables.
Mais au fait, n’y aurait-il pas un lien entre cette épidémie de votes
blancs et cette femme qui il y a quelques années, a survécu à une
épidémie de cécité. Oui, ce ne peut être qu’elle, il faut lâcher la
presse et organiser la répression. Tout semble en ordre mais le
commissaire chargé de la répression est prêt à trahir le pouvoir.
L’année de la mort de Ricardo Reis
Il fallait bien que les deux écrivains Fernando Pessoa et José Saramago se rencontrent d’une façon ou d’une autre.
L’action se situe à Lisbonne en 1936 où un médecin nommé Ricardo Reis vient de rentrer du Brésil après avoir appris la mort du grand e poète portugais (1888-1935) Fernando Pessoa dont il est l’hétéronyme, une espèce d’homonyme. Il s’installe à l’hôtel Bragança où il aura une liaison avec une employée Lidia Martin et une autre avec Marcenda.
Il va alors souvent rencontrer son double sous la forme du fantôme de Fernando Pessoa. Lors de ces occasions, ils en profitent pour parler de leur vision du monde, évoquant aussi le Portugal de Salazar, le début de la guerre civile espagnole ou la situation de l’Allemagne et de la France.
Dans une Lisbonne changeante, qui semble parfois irréelle dans les reflets du Tage, Ricardo Reis se livre à une quête d'identité ambivalente qui se joue à travers un mystérieux jeu de miroirs.
En choisissant le thème du double, José Saramago interroge les relations entre le mensonge et l'Histoire, la littérature et le mythe.
Le Dieu manchot
Dans cette première moitié du XVIIIe siècle, au temps de l'Inquisition, le roi Jean V (1706-1750) fait construire un magnifique couvent dans la ville de Mafra pour remercier les dieux de lui avoir enfin donné un héritier.
Ce projet grandiose fut un calvaire pour les malheureux chargés des travaux. Una application du droit divin qui vaudra à José Saramago des inimitiés durables C’est un couple, Baltasar et Blimunda, qui narre cette histoire d’un petit peuple d’opprimés aux ordres des puissants. Blimunda apparaît comme une grande figure d’humanité, un des personnages les plus forts de Saramago, qui a reçu le don de voir à l'intérieur des êtres, symbole d’une lucidité qui est aussi le titre d’un autre roman de Saramago.
Comme d’autres figures féminines de l’auteur, elle se dresse contre le
mur du silence et la soumission des femmes dans ces sociétés.
C’est à la lumière de cette incursion dans le Portugal du XVIIIe siècle que Saramago s’interroge sur l’évolution de la société, à travers des techniques utilisant réel et merveilleux, banal et magique.
De l’Évangile à Caïn
L’Évangile selon Jésus-Christ
Même si l’on n’est plus au Moyen âge,
décider une lecture rigoureuse d’un texte sacré et matrice de notre
civilisation, relève encore d’une démarche osée, même si son auteur ne
craint plus le bûcher.
José Saramago fait ici de Jésus fils de Dieu, une victime expiatoire, bouc émissaire instrumentalisé pour servir le pouvoir religieux et la gloire de Dieu. On est plongé dans l'enfance et la vie privée de Jésus
mélangeant la réalité de l’Histoire, le mythe religieux et la fiction
propre au romancier. On est aussi entraîné dans une joute entre Dieu, le Diable et Jésus, qui n’apparaissent pas forcément dans le rôle qu’on leur prête.
On assiste à la crucifixion de Joseph, hanté par le Massacre des innocents, le départ de Jésus travaillant avec un berger (à la fois ange et démon). Sur le chemin du retour à Nazareth, il tombe amoureux de Marie de Magdala, une prostituée.
Face à l’incrédulité de ses compatriotes, Jésus part vivre avec Marie et devient pêcheur sur le lac de Tibériade. Il y accomplit ses premiers miracles, reçoit la visite de Dieu et du Diable, Dieu lui demandant de fonder le christianisme, quel que soit le prix à payer. Jésus
est sceptique mais finira par s’incliner et deviendra ainsi un
prophète, prêchant la « bonne nouvelle » avec ses disciples. Même s’il
est angoissé, il accepte son sort. Il meurt en demandant pardon aux
hommes de l’implacable volonté de Dieu.
Caïn
Dans la veine de L’Évangile selon Jésus-Christ, en 2011 Saramago a écrit un autre roman sur la geste de la Bible, centré sur Caïn. Selon les textes sacrés, c’est l’envie qui aurait poussé Caïn à tuer son frère Abel. Saramago
pense au contraire que c’est contre Dieu qu’il a agi parce qu’il est
coupable de tout ce qui arrivé à l’humanité et dont il a été le témoin.
Lui le mal aimé de Dieu, Il a assisté sans comprendre à des événements terribles contre lesquels il s’est insurgé, impuissant. Il a arrêté le bras d’Abraham prêt à sacrifier son fils, a vu les innocents périr dans le brasier de Sodome et la colère de Moïse tuant les adorateurs du veau d’or, a aussi observé massacres et pillages des tribus d’Israël contre les Madianites, la prise de Jericho, la souffrance de Job.
Alors quand il a rejoint Noé sur son Arche, il décide de sacrifier lui aussi Abel pur défier ce dieu cruel et sans pitié.
Un Saramago plus intime
Terminons cette revue littéraire de l’œuvre de Saramago par ses écrits sur le Portugal. J’avais déjà consacré un article à ses souvenirs de jeunesse qu’il retrace dans son livre Menus souvenirs mais on peut aussi partir avec lui à la découverte de son pays à travers son ouvrage Pérégrinations portugaises.
Voyager,
connaître un pays veut dire être sensible à ses paysages, sa culture et
ses habitants. Il nous entraîne dans son pays, des rives du Douro à l'Algarve, de Lisbonne à l'Alentejo, à la recherche des impressions, des traditions, d’une histoire qui en font toute la saveur. En 1979, Saramago
entreprend un périple de six mois, sillonnant le pays quelques années
après qu’il se fût libéré de la chape de plomb salazariste.
Il nous offre un récit, une vision personnelle de son pays, très différente de la neutralité d'un guide touristique.
Voir aussi mes articles :
José Saramago, Menus souvenirs -- Biographie --
José Saramago, Hommage 2020 -- Saramago & son oeuvre --
Pessoa et l'intranquillité --
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