« A-t-on remarqué à quel point la musique rend l’esprit libre ? Donne des ailes aux pensées ? Que, plus on devient musicien, plus on devient philosophe ? » Nietzsche, Le cas Wagner
Vladimir Jankélévitch à son piano
Vladimir Jankélévitch et la musique est une longue histoire, une histoire de sensibilité qui aide beaucoup à saisir celle du philosophe, de comprendre plus avant sa réflexion sur la Résistance où il aura largement sa place, la mémoire et le judaïsme.
Jankélévitch a beaucoup écrit sur la musique et les musiciens (voir références musicales à la fin de cet article), un ouvrage comme L’enchantement musical rassemble des textes peu connus qui ouvrent sur l’univers de l’homme et du philosophe. Même si dans sa vie, il a toujours tenu à bien distinguer les deux disciplines, ces écrits nous renseignent sur son goût pour certains musiciens comme Maurice Ravel ou Claude Debussy par exemple, auxquels il a consacré une monographie et sur ses choix en matière musicale.
Musique et musiciens
La musique tenait dans sa vie une place essentielle. Chaque jour, il jouait du piano, donnait des réceptions où il invitait des musiciens et collectionnait les partitions. Il pensait que le plaisir n’est jamais coupable et reste un moteur incomparable de l’âme humaine.
S’il fut un inconditionnel de Ravel, défendit Fauré, trouvant même son Requiem bien meilleur que celui de Verdi, la musique sérielle ne l’a jamais vraiment touché.
Il s’intéressa à l’œuvre de Claude Debussy
qui considérait la musique comme essentiel dans la vie, plus que le
théâtre ou la poésie. Il ne ménage pas non plus ses critiques contre
« la musique prolétarienne » La symphonie des machines de Mossolov, se demandant ironiquement : « à quand la rhapsodie des hauts fourneaux, la sonatine des machines à coudre ? »
Franz Liszt d’abord
Liszt serait celui qui a permis à « la France de se délivrer de Wagner». Ce qui lui plaît d’abord est que Liszt cherche à rapprocher les hommes, et en premier lieu au sein de l’Europe. Pour cela, il lui faut un langage commun et ce langage sera bien sûr la musique. Il voudrait « une Europe dans un monde déchiré et une Europe qui ne soit pas en même temps un Europe passionnelle et agressive. »
Jankélévitch s’attache à l’importance des Tziganes pour Liszt, ces hommes sans patrie, « ces prolétaires qui ne possèdent rien », opprimés et libres des contraintes de la vie civilisée, qui circulent dans toute l’Europe et de ce fait, jettent un pont entre les hommes.
Il étudie aussi ses talents de virtuose, sa contribution à l’art du piano, son jeu personnel dans l’échange des mains qui donne plus de puissance, car « pour exécuter ces cascades de notes, des procédés barbares deviennent nécessaires : le pianiste balaye les touches avec le dos de sa main, assène sur le clavier des coups éperdus ».
Musique et philosophie chez Jankélévitch
À travers son rapport à la musique, on retrouve le Résistant, celui qui rejette l’inertie, qui agit selon sa conscience, libération de soi et d’autrui. Il s’appuie sur l’exemple de Paul Paray qui refusa de licencier des musiciens juifs et dirige La Marseillaise en 1942 à Lyon, . « Paray a eu de l’honneur pour tous les homoncules qui n’en n’ont pas eu ; dans ce marécage de Vichy-la-Honte où s’ébrouèrent tant d’affreux coquins et tant de polissons dynamiques. »
Son rapport à la musique est certainement lié intimement à son histoire, celle de l’exilé qui finit par accepter sa situation et qui, pour lui, reviendra pendant l’Occupation, ce qu’il appelle « le pathos de l’exil ». L’implantation dans un lieu définit une identité qui fait que la musique va devenir peu à peu nationale, propre à chaque pays. Ce phénomène explique « la différence entre l’esprit rhapsodique et l’esprit symphonique » dit Jankélévitch, car « une rhapsodie est espagnole, basque, ibérique, slave, bulgare ou portugaise, mais une symphonie est héroïque ou pastorale ou fantastique », celle-ci se référant à « la corde qu’elle fait vibrer en nous,» au fameux pathos…
Liszt appartient à ce courant qu’il a plus accompagné qu’initié et cette tendance fait que « la musique elle-même devient alors une sorte d’acte insurrectionnel. » Pour Jankélévitch, Liszt n’est pas seulement un virtuose, c’est un humaniste « ennemi de la tyrannie, le défenseur des nationalités opprimées par la monarchie des Habsbourg, l’insurgé qui fait cause commune avec les martyrs, les révoltés, les exploités, les humiliés, les offensés. »
Et on pourrait reprendre la même démarche pour des musiciens comme Moussorgski ou Bartok.
Debussy et le mystère de l'instant
Vladimir Jankélévitch, dont l’œuvre a toujours mêlé philosophie et musique, veut cerner dans cet ouvrage le mystère de l’instant qui est central dans la musique de Debussy.
Le mouvement musical chez Debussy est dominé par la tension entre une phase descendante symbole de la profondeur et une phase ascendante symbole de lumière. Mais au-delà, l’essentiel réside dans cet instant indéfinissable, évanescent, qui surgit à partir du vide et du silence.
On peut le voir comme un instant bref et impalpable, qu’on peut définir comme une espèce d’éclair ou d’étincelle, cette insondable fraction de seconde où tout devient possible. Mais aussi qui est insaisissable, comme la lumière à la fois sublime au zénith et déjà sur le déclin.
Le génie de Debussy
a été de réussir à traduire en musique ce qui est le plus impondérable à
exprimer, à transposer ainsi sa sensibilité. Sa musique est comme une
respiration, une pulsation, comme un reflet à la surface d’une eau
dormante, ce "presque rien" comme disait Vladimir Jankélévitch [1], qu’il cherche inlassablement à représenter en notes de musique.
Notes et références
[1] Voir son ouvrage intitulé "Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien", éditions PUF, 216 pages, 1957
Ses écrits en matière de musique
* La Musique et l'ineffable, Armand Colin, 198 p, 1983
* Le Nocturne, Lyon, Marius Audin, 50 p. ; 1957, réédition Albin Michel
* La Musique et les heures. Satie, Rimski-Korsakov, Chopin, Le Nocturne, recueil de Françoise Schwab, Le Seuil, 293 p. 1988
* Gabriel Fauré et ses mélodies, Paris, Plon, 250 p, 1938, Nouvelle édition Plon, 1951, 350 pages et Fauré et l'inexprimable, De la musique au silence, Plon, 384 p., 1974, réédition Presse Pocket, 1988
* Maurice Ravel, Paris, Rieder, 130 p, 1939, réédition éditions Le Seuil, 192 pages, 1995
* Liszt et la Rhapsodie, essai sur la virtuosité, De la musique au silence, t. III, Plon, 183 p., 1979, réédition 1989 et Liszt, rhapsodie et improvisation, Flammarion, 1998
* La Vie et la mort dans la musique de Debussy, la Baconnière, 152 p., 1968
* Debussy et le mystère de l'instant, De la musique au silence, t.2, 1976, réédition 1989
Voir aussi mes fiches :
* Vladimir Jankélévitch, Biographie -- L'aventure, l'ennui, le sérieux --
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<< Ch. Broussas, Jankélévitch Musique 30/10/2020 © • cjb • © >>
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