jeudi 9 décembre 2021

Virginia Woolf, Une chambre à soi

 Référence : Virginia Woolf, Une chambre à soi, éditions Gonthier, 1965 (Clara Malraux), éditions Denoël, 1976 (Marie Darrieussecq), 171 pages, Le Livre de poche (Sophie Chiari), 2020, 216 pages, Folio/édition de Christine Reynier, 2020, 240 p

Pour écrire, une femme doit au moins disposer « de quelque argent et d'une chambre à soi. »

  

Université de Cambridge, octobre 1928
Virginia Woolf participe à une conférence féministe où elle doit parler de la relation entre les femmes et le roman, une intervention intitulée Une chambre à soi, embryon de son futur essai éponyme qui paraît l’année suivante. Il va devenir un des crédos du féminisme et susciter des réactions contrastées. [1]

        Virginia et ses sœurs      

Son prérequis « Une femme doit posséder assez d’argent et une chambre à soi pour pouvoir écrire une œuvre de fiction  » sera largement repris. Or, les femmes sont étranglées par leurs obligations et l’artiste qui crée dans la misère est plutôt un mythe.

Pour illustrer son propos, elle invente Judith, sœur fictive de William Shakespeare, aussi douée que son frère. Elle pense qu’elle serait devenue folle, incapable de libérer sa force créatrice face aux contraintes sociales qu’elle rencontre, écrivant : « Il aurait été impensable qu'une femme écrivît les pièces de Shakespeare à l'époque de Shakespeare, »

        
Orlando                       La chambre de Jacob        Mrs Dalloway

On sait aussi que Jane Austen (1775-1817), célibataire et rentière, n'en écrivit pas moins en cachette dans le salon familial et publia d’abord des textes anonymes. Il en est de même de George Eliot (1819-1880), de son vrai nom Mary Ann Evans et des sœurs Brontë qui ont toutes publié sous pseudonyme. [2]

Mais ensuite, quand les deux conditions édictées par Virginia Woolf sont réunies, il leur faut encore se faire reconnaître, acquérir assez de confiance en elles pour pouvoir résister aux critiques malveillantes. Et dans ce domaine, la situation a peu évolué.

Au-delà de ces conditions, les femmes seraient quand même toujours soumises à une critique empreinte de "valeurs masculines" : par exemple, « le football et le sport sont choses "importantes" ; le culte de la mode, l'achat des vêtements sont choses " futiles". Et il est inévitable que ces valeurs soient transposées de la vie dans la fiction. »

     
Virginia Woolf en 1902, en 1927 et en 1939

« L’art de la création exige la liberté et la paix »

Cheminant dans les allées de l’université fictive d’Oxbridge, Virginia Woolf pense que c’est « quelquefois dans l’oisiveté, dans le rêve que la vérité noyée émerge quelque peu. » Et ce n’est alors le privilège que d’une poignée de femmes.
Il n’en reste pas moins également que les femmes aujourd’hui ont parfois du mal à flâner tranquillement dans l’espace urbain sans être suivies ou importunées.

   
Virginia Woolf et son amie Vita Sackville-West

Elle constate que les hommes ont beaucoup écrit sur les femmes et s’expriment avec beaucoup de passion et de colère. Il en résulte que le point de vue est quasi toujours masculin, les femmes n’apparaissent que « dans leur rapport aux hommes. » [3]

          Journal intégral

Le concept de "Regard féminin" (ou female gaze) où les femmes posent leur regard sur le féminin ou le Test de Bechdel qui permet d’observer si dans un film, deux personnages féminins existent et ne font pas que parler des hommes, permettent de prolonger l’analyse de Virginia Woolf et lui donnent une grande actualité.

          Journal d'un écrivain  

Pour elle, cette situation a « enfermé les femmes à l’intérieur de leur maison pendant des milliers d’années » et entre autres, appauvri la littérature.

Virginia Woolf  élargit son propos en faisant confiance à la puissance créatrice des femmes pour enrichir l’art de la fiction. « Écrivez ce que vous désirez écrire, c’est tout ce qui importe. Et nul ne peut prévoir si cela importera pendant des siècles ou pendant des jours. »

                     
Virginia Woolf et sa sœur Vanessa     
Avec son mari Leonard à Tavisctock square en 1939

« Je veux la solitude pour y déposer en paix mes possessions. »

Son propos, en résumé, suit la démarche suivante :

Les conditions matérielles sont essentiellement de trois sortes :
1) Pouvoir voyager seules pour s’ouvrir l’esprit, sortir seules sans être sous le regard des autres ;
2) Pouvoir accéder librement à une bibliothèque universitaire ;
3) Ne plus subir les contraintes du mariage liées à la charge des enfants et du ménage. (cf aussi Suzanne Césaire)

Les conditions psychologiques :
1) Mentalité dissuasive qui les faisait douter de leurs capacités ;
2) Climat général décourageant. (voir George Eliot ou George Sand)

Virginia Woolf retient deux conditions pour remédier à cette situation :
1) Avoir une chambre à soi pour être autonome et être sûre de ne pas être dérangée ;
2) Disposer d’un certain revenu minimum pour se dégager du temps ;
    (les femmes alors ne pouvaient gérer leur propre argent)
Pour elle, la liberté financière est plus importante que le droit de vote.

Il manque quand même une véritable analyse de classes, Virginia Woolf étant plutôt une privilégiée ayant eu accès à l’éducation. (À la même époque, en 1934-37, Simone Weil s’immergeait dans le monde ouvrier et publiait La condition ouvrière.)

    

Virginia Woolf, littérature et féminisme :

1) La femme et l'argent
- Elles n'ont ni héritage ni moyens personnels (p 50-51) mais peuvent gérer leur propre argent depuis des lois 1870 et 1882
- « Aucun pouvoir au monde ne peut me retirer mes 500 livres. La nourriture, le logis et les vêtements sont à moi pour toujours. » (p 78) et « Gagnez 500 livres par an en faisant travailler vos méninges. » (p 126)

2) Rapports : Les femmes, point d'attraction des hommes qui ont écrit beaucoup de livres
       sur les femmes (p 65) -
     * Avec l'argent, les rapports changent (plus d'amertume et de haine)
    * Les hommes ont imposé leur vision de la femme soumise qui s'est imposée à tous,
       sur la certitude qu'ils étaient supérieurs. (p 107) [supériorité du MÂLE BLANC]
     * « Dans un siècle, tout aura changé, » prédit-elle. [4]
3) Sur la littérature :
- Elle précise sa définition du roman (p 135 puis p 167) et la différence qu'elle fait entre style masculin et style féminin (p 144-45), précise les services que peut se rendre chaque sexe (la pièce d'un shilling derrière la tête, p 168-69)
- Complémentarité : image du taxi (p 181) et l'esprit androgyne de Coleridge (p 182)
- Elle prévoit 2 objections :
   -- Difficile de « spéculer sur les capacités hommes-femmes ». (p 194)
   -- « J'ai donné trop d'importance aux choses matérielles ». Mais ne prend en exemple que des poètes anglais. ( p 196)

           

Sur l’écriture de son essai

Woolf écrit alors Les femmes et le roman[titre initialement retenu], pour lequel dit-elle, « je prévois une vente d’une certaine importance. Cela possède une force de conviction considérable. J’estime que la forme, mi-conversation, mi-soliloque, me permet mieux que toute autre méthode de bien remplir la page. Le thème est né de lui-même, s’est imposé à moi (c’est sous cette forme que je l’ai composé en pensée, que je l’ai écrit d’une manière guindée, peu satisfaisante, à quatre reprises déjà) alors que je gardais le lit, à mon retour de Berlin… J’écrivais aussi vite que ma main pouvait tracer les lettres ; trop vite, car maintenant je peine sur la révision. Mais cette manière de faire me permet la liberté, me laisse jouer à saute-mouton avec les pensées. »
Journal tome IV, p. 51, 13 avril 1929

« Bâti à partir de conférences, le ton du livre est celui de la conversation - ton plus proche de celui de ses lettres que de son journal. Comme Quentin Bell le fera remarquer : “Dans Une chambre, on l’entend parler. Dans ses romans, elle pense.” Elle reproche à la gent masculine sa passion de la guerre et de l’argent. Elle s’appesantit sur les iniquités endurées depuis toujours par les femmes, notamment par les écrivains qui n’avaient, selon elle, aucune chance de réussir. »
Nigel Nicolson, fils de Vita Sackville-West, biographie

Notes et références
[1] Commentaire d'un journaliste en réaction à la parution de son essai : « Que nous veut le féminisme moderne, plus dangereux que le bolchevisme ? En prétendant les faire égaler l’homme dans tous les domaines, il a jeté les femmes dans une âpre lutte où se détraque leur organisme. »
Ou également : « La caractéristique d’une femme est d’être  entretenue par l'homme et d'être à son service. »
[2] Les trois sœurs Brontë : Charlotte (1816-1855), Émilie (1818-1848) et Anne (1820-1849).
[3] Elle écrit : « Un être très étrange et composite émerge alors. En imagination, elle est de la plus haute importance ; en pratique, elle est complètement insignifiante. Elle imprègne la poésie de part en part ; elle est complètement absente de l’Histoire. Elle domine la vie des rois et des conquérants dans la fiction ; dans les faits, elle était l’esclave du premier garçon dont la bague, enfoncée par les parents, avait été forcée à son doigt. Quelques-uns des mots les plus inspirés, quelques-unes des pensées les plus profondes en littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie réelle, elle savait à peine lire, n’épelait pas deux mots et était la propriété de son mari. »
[4] La rentrée littéraire 2020 est évaluée à 94 ouvrages dont 40 écrits par des femmes. 

Voir aussi
*
La promenade au phare -- Les vagues -- La traversée des apparences --
* Vers la révolution littéraire et sociale -- Correspondances --
* Les grandes oubliées de l'histoire -- Notes de lecture --
* Régine Pernoud, La femme au temps des cathédrales et Visages de femmes au Moyen âge --
*
Élisabeth Badinter, Émilie, Émilie: L'ambition féminine au XVIIIe siècle, Flammarion, 1983, L'un est l'autre: des relations entre hommes et femmes, Odile Jacob, 1986, XY, de l'identité masculine, Hachette, 1992

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