mardi 15 février 2022

Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges

Référence : Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges, Éditeur Robert Laffont, traduction Christophe Glogowski, 416 pages, novembre 2020

« L'homme attelle le temps au char de sa souffrance. Il souffre à cause du passé et il projette sa souffrance dans l'avenir. De cette manière, il crée le désespoir. »

        
            Olga Tokarczuk à Wroclaw (ex Breslau)

"Dieu, le temps, les hommes et les anges"
 : le titre retenu dans la traduction française est assez long, plus que le titre original qui signifie « Prawiek, et autres temps », Prawiek signifiant," depuis la nuit des temps".

Le titre français fait sans doute référence à ces vers auxquels nous renvoie Olga Tokarczuk :
« Dieu nous voit / Et le temps fuit.

La mort nous poursuit, / L'éternité attend. »

Car c’est le temps qui domine : le temps d'aimer, de souffrir, de mourir. Au-dessus, Dieu bien sûr qui du haut des cieux distribue aux hommes bonheurs et malheurs. Le temps de l'enfantement aussi avec la naissance de Misia, la fille de Geneviève la meunière, et de son ange gardien. (P 16-19)

           

« Nous sommes aussi métissés, multiculturels, et c'est tant mieux ! » dit-elle de son pays.

Pas facile d’entrer dans cet univers au parfum de conte, au style souvent à l'emporte pièce [1]. En fait, Antan, c’est un peu partout… et nulle part. Une œuvre ancrée dans le réel, mais pour autant empreinte de magie et de mystères, qui se présente comme un puzzle reconstitué, aux frontières du conte et de la fable.

Le destin s’impose aux hommes, il préside au sort des humains, des animaux, des plantes et même des choses, comme celui d’un moulin à café. « Les gens croient vivre plus intensément que les animaux, les plantes et – à plus forte raison – les choses. […] Les choses, cependant, durent ; et cette durée relève plus de la vie que quoi que ce soit d’autre. »

         
Les enfants verts  Les livres de Jakob Une âme égarée

L'histoire se déroule en Pologne au cours des années 1910-1980, période marquée par deux guerres mondiales, des occupations et l’arrivée au pouvoir d’un régime communiste. Elle se situe dans la région de Kielce, dans le village fictif de  Prawiek, signifiant en français" depuis la nuit des temps". [2]
Ce village est placé au centre de l’univers et comporte 4 portes que gardent des archanges :
Porte Nord : archange Raphaël (angoisse des voyages), Porte sud : archange Gabriel (posséder et être possédé)
►Porte Ouest : archange Michel (péché d'orgueil), Porte Est : archange Uriel (bêtise venant du plaisir de philosopher)

Le cours d’eau qui ceint l'ensemble naît du confluent de deux rivières, la Noire et la Blanche. La Noire est le cauchemar du curé dont les eaux envahissent ses prés dont il noie l'herbe. Elle est comme l'instrument de Satan qui pervertit aussi bien ses terres que l'âme des hommes. (p 70-71)

              
Sur les ossements des morts
Olga Tokarczuk à Stockholm en 2019

« L'homme est incapable de créer à partir de rien; cette capacité-là appartient à Dieup 61 (le moulin à café)

Le tout puissant châtelain Popielski, fasciné par le Jeu du labyrinthe que le rabbin lui a offert, peut d'un coup de dés peut-être bien renverser l'ordre des choses. Des phénomènes curieux se produisent, un homme se transforme en bête, les âmes des morts rôdent dans le village, des animaux conversent avec une vieille folle… la guerre se profile, qui ne va pas arranger les choses…         

   
                     Olga Tokarczuk et Peter Handke

Le destin n’en fait qu’à sa tête et il se montre dur avec les habitants d’Antan, d’une guerre à une autre, d’une occupation allemande à une occupation russe. Pendant ce temps, la vie continue à Antan avec l’espoir que l'existence va finir par s’améliorer. Quand ils goûtent enfin les petites saveurs du quotidien, c’est trop tard, la vieillesse les a rattrapés.

Geneviève la Glaneuse, Misia, Florentine, Ruth et beaucoup d’autres sont écartelées entre plaisir et enfantement, entre les horreurs de la guerre et la décrépitude du corps. La porte est étroite dans cette lutte avec le destin.

« Un chien qui meurt sur le seuil de son maître prédit la ruine de l'EtatSous les ossements des morts(p 27)

        
Maison de jour, maison de nuit

Les femmes, parce qu’elles sont les plus fortes, les plus près des réalités, sont les personnages les plus attachants de ce livre, symbolisant toute la mémoire du village, plus solides parfois que ses maisons.
Et ce, même si leur condition fait qu’elles meurent souvent plus vite que les hommes, étant « ce récipient d’où l’humanité sourd goutte à goutte. » Celles qui passaient ce cap s’étiolaient. « Dans la quarante-cinquième année de sa vie, le corps de Florentine, libéré du cycle de l’éternelle parturition, atteignit enfin le nirvana de la stérilité. »

Quant à l’homme, il est dit-elle « un être bête qui doit apprendre. Il s’enrobe de savoir… mais les connaissances qui, comme une couche de crasse, se collent à lui… ne modifient pas cet homme davantage que ne le ferait un changement d’habit. »
Seul peut-être Isidor dans son utopie, trouve grâce à ses yeux, lui qui disait à un religieux : « Je voudrais améliorer le monde, y réparer tout ce qui est mauvais… »

On retrouve dans ce roman un découpage fragmenté à l'image des Pérégrins, des nomades ou des déracinés comme Sur les ossements des morts, voire des fantômes dans Maison de jour, maison de nuit, avec des personnages confrontés aux lieux et à la mémoire.

Ce livre constitue un grand puzzle dont chaque pièce est un petit chapitre [3] sur une période de la vie d'un personnage, d'un végétal, d'un animal ou même d'une petite chose et finit par une chute pour constituer un tout. Les destins personnels s'influencent mutuellement et se croisent pour tisser un destin collectif,  une avancée dans ce village situé « au milieu de l'univers ».

Dans cet univers de réalisme magique, il est question du destin des hommes, un destin souvent broyé dans les engrenages d’un moulin à café à la longévité incomparable. Un destin en forme de coups de dés à l’image du châtelain qui " joue à Dieu" avec le jeu du labyrinthe hérité d’un rabbin, soumis à une nature dominante comme dans le chapitre consacré au mycélium.

     
Avec Nina Igielska   Remise prix nobel 12/2019

À travers ses thèmes

Pour mieux cerner sa pensée, on peut reprendre certaines de ses citations les plus intéressantes :
- « Nous ne pouvons percevoir la réalité que depuis tel ou tel point de vue. » (cf la même histoire racontée différemment)
- «
Je me rappelle encore le moment où je suis arrivée face au fleuve, et ce fleuve était immense ; immense et magique...» Pour elle, « l’eau est la métaphore de notre inconscient.» Elle peut prendre des sens très différents, plate, périlleuse ou fertile, participant à la pousse des plantes, ce qu’elle appelle « un réservoir à significations» Elle découvre que « les cours d’eau avaient la même forme que les nerfs humains, que nos veines,  […], le fait que ce qui est grand est très proche de ce qui est petit. Nous vivons dans un microcosme. »
- Ce qui fait l’essence de l’humain nous est encore largement inconnu et « nous ne savons toujours pas répondre aux grandes questions de notre temps ». Le fonctionnement de la conscience demeure un mystère avec la sensation d’être coupés du reste de la réalité. « Pourquoi avons-nous l’impression d’être séparés les uns des autres ? Oui, je dirais que la conscience demeure quelque chose de très obscur. »
- L'évolution complexe du monde exige « de nouvelles façons de raconter ce monde ». (Le tendre narrateur)

     
                     Avec sa traductrice Jennifer Croft

Le temps de ...
Roman organisé autour de la famille C
ÉLESTE : Michel et Geneviève, leurs enfants Misia et Isidor (avec son amie Ruth) puis Misia et Paul Divin et leurs 5 enfants, Witek, Antek, Adelka, les jumelles Lili et Maya, les Divin, le père, Paul et Perroquette.
Les mondes parallèles : Le 6ème a été créé par hasard, le 7ème ou le temps des homms libres, livrés à eux-mêmes (page 348), le 8ème où dieu est vieux. « Un monde immuable existe en-dehors de Lui, pour toujours. Hors du temps. »
O
bjets/Arbres (tilleuls) : leur rêve les affranchit de l'emprise du temps, « l'arbre n'est pas agité des sentiments comme les rêves des animaux ni peuplé d'images comme les rêves des hommes. » (p 298-99)
     Moulin à café, mycélium entre animal & végétal
Les animaux (Lalka) : « Ignorer qu'on existe libère du temps et de la mort. » (p 300) « Le temps des animaux est toujours le présent. » Penser = avaler le temps, intérioriser passé/présent/avenir mais « Lalka sait que Dieu existe. ». A contrario, « Le temps travaille à l'intérieur de l'être humain. » (p 333) [mémoire, projection ?]
Les humains : « Les humains veulent que la vie ait un sens car ils sont prisonniers du temps. » (p 334)

   « Je voudrais améliorer le monde, y réparer tout ce qui est mauvais. » (Isidor) « Le monde ne saurait être amélioré ni rendu pire. Il doit rester tel qu'il est. » (Le moine)

Notes et références
[1] Certains parlent d'une "écriture fragmentaire", une mise en situation en forme de "collage structuré". (Voir à ce propos la présentation de Sur les ossements des morts.
[2] Traduit en français par "Antan".
[3] Dans un autre roman, les Pérégrins, elle utilise aussi la technique des textes courts pour composer un panorama du nomadisme actuel.

Voir aussi

Document utilisé pour la rédaction de l’article * Olga Tokarczuk, Biographie -- Un jour, un auteur --
Document utilisé pour la rédaction de l’article *** Szymborska, Bio -- poétesse --

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