SOMMAIRE
1- Le Grand jeu et Georges Omer ** 2- Le Vailland des années 30 ** 3- De Paris-midi à la Résistance, Drôle de jeu ** 4- Des Allymes à Meillonnas ** 5- Beau Masque ** 6- Une drôle de loi ** 7- De La Fête à La Truite **
Difficile de parler de Roger Vailland, de cerner ses différentes facettes car a écrit Jean-Jacques Brochier, l’un de ses biographes, « il
était ou n’était plus surréaliste, parce qu’il était ou n’était plus
communiste, en un mot parce qu’il faisait peur (aux critiques). » [1]
Ancien surréaliste avec le mouvement Le Grand Jeu
et les dérives addictives qui le poursuivront toute sa vie, allergique
à certains milieux de gauche qui lui reprochaient ses origines
bourgeoises, ancien communiste pas vraiment orthodoxe et pas vraiment
admis, libertin, jaloux de sa « souveraineté » comme il disait. Une Lucidité prédictive qui lui fera dire : « C’est
formidable ce que la dégradation d’un certain truc qui fut tellement
important de 1919 à 1956, s’accélère. Les Cathares, ou je ne sais quoi,
furent peut-être aussi importants en leur temps. Peut-être que dans
quelques siècles, on n’en saura pas davantage du communisme. » [2]
Roger Vailland a ainsi cumulé les handicaps… et s’en fichait.
1- Le Grand Jeu ou la recherche des sensations
« On n’a pas impunément vingt ans en 1928 » écrit Roger Vailland dans Drôle de jeu, surtout quand on a comme lui passé une partie de sa jeunesse à Reims où son père, géomètre, était venu réparer les outrages de la guerre. Roger adule Rimbaud, respire Rimbaud et ses paradis artificiels, rebelle comme lui, comme ses copains de leur groupe surréaliste, Le Grand Jeu, dont René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, confinés, qui manquent d’air dans cette ville bourgeoise où ils s’ennuient. La Poésie et ses excès comme seule « Voie royale. » Leur but : « Faire la Révolution par la Poésie… La Poésie au pouvoir, cela n’exige pas de capitaux. » [3]
Toujours dans Le regard froid, Roger Vailland
se remémore cette époque d’ados qui se cherchent, à l’étroit dans cette
société qui les attire par ses paillettes et qu’ils rejettent en même
temps, trop orgueilleux pour s’y attacher, revendiquant le titre de "souverain".
« Les voies de l’Esprit nous restaient ouverte, qui nous permettaient de
nous égaler aux riches… de leur donner des leçons. Aujourd’hui, le mot Esprit me soulève le cœur. »
En attendant, il faut réveiller Reims, la belle endormie, utiliser « la pratique systématique du scandale. » [4] Une
révolte plutôt bon enfant cependant, pas de quoi inquiéter le pouvoir
local, recherchant en tout cas, à travers une fascination pour le
suicide selon l’idée que rien n’a d’importance, le « dérèglement des sens » cher à Rimbaud.
Roger Vailland apparaît alors comme « un garçon frêle et doux, assez timide » féru de Paul Fort, publiant se premiers poèmes dans une petite revue régionale. Robert Brasillach, son condisciple à Louis-le-Grand,
le décrit comme « un garçon au visage osseux, aux cheveux longs,
volontiers porteur d’une pèlerine qui lui donnait un air byronien… un Lafcadio de Gide incarné. » [5]
Avec la publication du premier numéro de la revue Le grand jeu en juillet 1928, le cercle des "phrères simplistes" s’agrandit avec Max Jacob, Robert Desnos qui va l’aider à devenir journaliste ou le poète tchèque Richard Weiner qui l’invitera chez lui en Tchécoslovaquie en mars 1927. [6] Vailland écrira dans ce numéro deux articles consacrés à la dénonciation du colonialisme [7] et à la "bestialité" d’Henry de Montherland. Dans le numéro suivant, il écrira bien sûr un article intitulé "Arthur Rimbaud ou guerre à l’homme".
La mauvaise humeur et l’esprit vindicatif d’André Breton peu
habitué à la liberté gouailleuse de ces jeunes gens qui se fichaient pas
mal de rendre hommage au "pape du surréalisme", se traduira par des
attaques contre les "phrères simplistes" et la mise en cause retentissante de Roger Vailland.
Sans doute celui qu’il craignait le plus, à la plume acerbe et sans
concessions et qui servira surtout de bouc-émissaire pour faire rentrer
les "phrères simplistes " dans le rang.
Roger Vailland et Georges Omer
À l’origine, un prétexte assez futile monté en épingle par Breton
et quelques-uns de ses amis mais objet d’un retentissement médiatique
considérable comme en a le secret le monde littéraire : un court article
intitulé "L’hymne Chiappe-Martia" paru dans le journal Paris-midi. Un article sur une banale histoire d’inauguration sans intérêt de Jean Chiappe, le préfet de Paris, personnage à poigne et considéré comme très à droite.
Vailland, victime collatérale de l’intransigeance doctrinale de Breton
qui en profitera aussi pour purger son mouvement des "éléments
suspects" remuants, pas toujours dans la ligne de son idéologie [8] Convoqué dans les locaux de la rue du Château,
il se défendit maladroitement et son sort fut vite scellé, ne trouvant
guère d’avocats pour prendre sa défense. Il eut beau faire le fier, Vailland encaissa
"vaillamment" le coup et s’effaça sans faire d’éclats après ce procès
"stalinien". Ce qui l’atteignit le plus fut sans doute l’attitude des "phrères simplistes "qui capitulèrent devant l’intransigeance de Breton.
Vailland quitta le mouvement par la petite porte, sans commenter cet épisode, ne l’évoquant du bout des lèvres que devant sa sœur Geneviève. [9]
Il n’y revint que bien plus tard, souvent par petites touches, devenant dans un roman de 1951, ce "jeune homme seul" qui ressent « l’amertume et le désespoir qui sont le lot des excommuniés » [10] ou qui éprouve « ce sentiment de honte consécutive à toute excommunication. » [11]
En 1947 dans un court essai en forme de pamphlet au titre sans ambiguïté, Le surréalisme contre la Révolution, il revient sur l’évolution du surréalisme, ses limites, son anachronisme progressif avant de conclure qu’il prônait beaucoup plus la révolte que la Révolution.
Cette double vie commençait de toute façon à lui peser, coincé entre Roger Vailland le surréaliste et Georges Omer,
le nom de plume du journaliste. Libéré en quelque sorte de ce double
écartelé mais dépressif après ces événements, s’adonnant à la drogue
pour surmonter son mal être.
Dans ces conditions, le début des années 30 est morose, il vit en creux,
s’obligeant à jouer au journaliste, pensant toujours à Rimbaud.
Une période grise comme il en connaîtra d’autres.
Et justement, clin d’œil du destin lui semble-t-il, on lui propose un voyage en Éthiopie pour couvrir le couronnement de l’empereur Haïlé Sélassié. Le voilà lancé sur les traces de son cher Rimbaud, « j’irai en Afrique comme Rimbaud, je fonderai un royaume comme lui » dira son héros Eugène-Marie Favard quelque vingt ans plus tard. [12]
Mais l’aventure tant espérée va rapidement tourner court, son
commanditaire ayant fait faillite. Il en revient « désenchanté » et sans
projet. C’est, comme il l’écrira plus tard assez désabusé, « la part de hasard sur laquelle s’articule une vie. » [13]
Notes et références
[1] Jean-Jacques Brochier, Roger Vailland, tentative de description, page 12
[2] Écrits intimes page 802, novembre 1964
[3] Le Regard froid p. 121-124
[4] Le surréalisme contre la Révolution p. 26
[5] Lafcadio, personnage d’André Gide dans Les caves du Vatican,
qui pose le problème métaphysique de l’acte gratuit, comme le faisaient
les membres du grand jeu.
[6] On peut en dire le récit dans son livre Lettres à sa famille
[7] « Nous sommes avec les noirs, les jaunes et les rouges
contre les blancs. Nous sommes avec tous ceux qui sont condamnés à la
prison pour avoir eu le courage de protester contre les guerres
coloniales. »
[8] On peut par exemple citer parmi les plus connus Antonin Artaud, Robert Desnos ou Georges Bataille
[9] Voir aussi mon article sur le témoignage de Geneviève Vailland : L’enfant couvert de femmes –
[10] Un jeune homme seul p 218
[11] Beau Masque p 315
[12] Un jeune homme seul p 107
[13] Écrits intimes, p 638-639
2- Le Vailland des années trente
Le
journaliste qu’il est –et qu’il restera- aime particulièrement partir
en reportage pour saisir le climat d’une situation et rencontrer des
personnages intéressants ou hauts en couleurs.
Et justement, clin d’œil du destin lui semble-t-il, on lui propose un voyage en Éthiopie pour couvrir le couronnement de l’empereur Haïlé Sélassié. Il n’hésite pas, saisissant cette occasion aussi bien comme dérivatif à son spleen après "l’épisode Jean Chiappe" que pour partir à la poursuite du fantôme de Rimbaud.
Le voilà lancé sur les traces de son cher Rimbaud, « j’irai en Afrique comme Rimbaud, je fonderai un royaume comme lui » dira son héros Eugène-Marie Favard quelque vingt ans plus tard. [1]
Mais l’aventure tant espérée va rapidement tourner court, son
commanditaire ayant fait faillite. Il en revient « désenchanté » et sans
projet. C’est, comme il l’écrira plus tard assez désabusé, « la part de hasard sur laquelle s’articule une vie. » [2]
Dans les années 1932-33, il rapportera de ses reportages deux longs témoignages qui paraîtront sous forme de romans-feuilletons. On peut en retenir les deux jeunes femmes, héroïnes qui réussissent, la Visirova [3] ou Leïla, histoire d’une jeune turque rencontrée lors d’un reportage à Istanbul, qui se veut indépendante, libre à l'égard des hommes et des rapports économiques : Leïla [4], jeune femme "moderne" et vivant sa vie de femme dans un pays en pleine mutation.
Pour lui, cette décennie s’est d’abord écoulée entre nuits folles de Montparnasse et reportages, en particulier en Europe de l’Est. En 1935, il va commencer une liaison avec une jeune femme Andrée Blavette qu’il surnomme Boule, passion dévastatrice dont il aura beaucoup de mal à se remettre. Sa sœur Geneviève Vailland présentera ainsi Andrée rencontrée dans une boîte de nuit : « C'était une bonne fille... gentille, affectueuse, le cœur sur la main, mais dans notre milieu, elle passait mal et gaffait souvent. » Ils menaient une vie décousue, dissolue, Roger dira un jour à Antibes à ses parents : « Nous sortons la nuit et dormons le jour. » [5]
En 1935, il vit, confit-il à François Bott dans une interview « avoir
vécu une très heureuse saison de drogue avec une fille… [6] Nous
fumions modérément… à la campagne, dans un état d’euphorie légère… » Cet opium qui lui permet « d’éteindre et d’allumer à volonté le soleil intérieur, » écrit-il dans Drôle de jeu. Mais il ajoute, regrettant de ne pas être allé en Espagne lutter contre Franco, au bout d’un temps, « la drogue momifie. »
Le plaisir, c’est aussi l’amour : « Je suis un homme de plaisir » dit Milan dans Les Mauvais coups. Tel Casanova « une femme après l’autre enchante. » [7]
La conquête est partie intégrante du plaisir. Il voit Valmont comme un stratège qui « fait l’amour comme un joueur d’échec ou un géomètre. » [8] Pour lui, « le siège de Mathilde de La Môle… est mené comme celui de la bataille de Cannes pour n’importe quel élève de l’école de guerre. » [9]
En 1936, le couple réside chez la sœur d’Andrée, 2 allée Kléber au Vésinet, tout en ayant un appartement au huitième étage de la rue Manin, dans le 19ème. Ils s’aiment et ils croient à la victoire du Front populaire et aux lendemains qui chantent. Et c’est la "divine surprise" : le Front populaire est une chance pour une France qui sera bientôt l’ultime rempart de la démocratie en Europe continentale.
Pour fêter la victoire, il écrira un roman historique sur la vie aventureuse de Jean-Baptiste Drouet, l’homme à l’origine de l’arrestation de Louis XVI à Sainte-Ménéhould, avec son rédacteur en chef, intitulé Un homme du peuple sous la Révolution.
Mais l’embellie disparaît rapidement derrière de gros nuages gris qui annoncent la guerre. Vailland est à nouveau "désenchanté", sans perspectives, sombrant dans la drogue avec Andrée.
En mai 1940, c’est la Débâcle et son journal se replie à Lyon fin 1940 où il habite 67 cours Gambetta près du Rhône dans le quartier de la Place du pont. La période de déprime continue, même s’il écrit un fascicule intitulé Suède 40 puis un reportage elliptique sur Cortès et son aventure mexicaine, paru en feuilleton en 1941, [10] sans doute pour illustrer loin de la France le fonctionnement d’une dictature.
Pour lui, cette décennie s’est surtout écoulée entre nuits folles de Montparnasse et reportages. Son engagement fin 42 dans la Résistance s'explique autant par sa volonté de changer de vie qu'à « la part de hasard… sur laquelle s’articule une vie. » [11]
Notes et références
[1] Un jeune homme seul p 107
[2] Écrits intimes, p 638-639
[3] Voir son roman-feuilleton La Visirova, paru en feuilleton en 1933, paru en livre aux éditions Messidor en 1986, préface de René Ballet, 199 pages;
[4] Voir Leïla ou les ingénues voraces, roman-feuilleton paru en 1932, réédité dans Chronique tome I en 1984.
[5] Geneviève Vailland, "L’enfant couvert de femmes", revue Entretiens
[6] François Bott, Entretien paru dans Lui en juillet 1964
[7] Formule qu’il reprend dans Le Regard froid, essai intitulé "Les 4 figures du libertinage"
[8] Voir Le Regard froid, essai intitulé "Quelques réflexions sur la singularité d’être Français"
[9] Voir Le Regard froid, essai intitulé "Esquisse pour un portrait du vrai libertin"
[10] Voir Cortès ou Le conquérant de l’Eldorado, paru en feuilleton en 1941 puis en livre aux éditions Messidor, 215 pages, 1992
[11] Voir Écrits intimes, p. 638-39
3- Drôle de jeu : De Paris-midi à la Résistance
« La plupart des hommes qui font cette guerre écrivent une histoire qu’ils sont incapables de déchiffrer. » Drôle de jeu p 369
Été 1944 : Roger Vailland, coupé de son réseau de résistance après de nombreuses arrestations, se retire dans un petit village bressan, Chavannes-sur-Reyssouze [1], dans lequel il s’était déjà retiré au début de la guerre, se remet à écrire. C’est là qu’il va rapidement écrire Drôle de Jeu
sur fond de résistance, publié l’année suivante et lauréat du prix
Interallié. Un roman ambigu, qui choque certains résistants. [2] Livre
scandaleux pour certains, roman de la lucidité pour d’autres dont il
faudra du temps pour en mesurer toute la perspicacité. Un roman qui divise.
Vailland commence par un avertissement : « Drôle de jeu n’est ni un roman historique ni un roman sur la Résistance… simplement une fiction, une création de l’imagination. » Même si on y reconnaît le dilettante Roger Vailland alias Marat, son responsable Daniel Cordier alias Caracalla, le militant discipliné Jacques-Francis Rolland [3] alias Rodrigue, [4] ou sa femme Andrée Blavette alias Mathilde.
Même si on y reconnaît le dilettante Roger Vailland alias Marat, son responsable Daniel Cordier alias Caracalla ou le militant discipliné Jacques-Francis Rolland [3] alias Rodrigue. [4]
Drôle de jeu en effet, jeu dangereux un peu comme Le Grand jeu. Un drame en 5 actes qui se déroule sur 5 jours entre fin mars et fin avril 1944, premiers soubresauts d’une Libération qui s’annonce. Un scénario entre Paris occupé et les maquis bressans. Le récit se partage entre les événements vécus au quotidien et les pensées de Marat ou des extraits de son journal, souvenirs des années trente. Balancement de Vailland-Marat entre son jeu "stendhalien" de séducteur et son engagement de résistant, le sabotage d’un train, la trahison si courante à l’époque.
« Vous construisez les voies, je les fais sauter, nous nous complétons, nous devrions nous entendre. » Marat, Drôle de jeu
François Lamballe alias Marat, double de Vailland,
nous entraîne dans les rues et jardins parisiens et le décor bucolique
de la Bresse. Il se situe à la confluence entre un groupe communiste
constitué de Rodrigue, Chloé et Frédéric et un chef surnommé Caracalla, représentant de Londres. Des difficultés internes font que Marat va rencontrer Annie,
fiancée de Frédéric, engagée malgré elle dans le combat communiste,
avec qui il va avoir une longue discussion en attendant les résultats du
sabotage organisé pour faire sauter la voie ferrée du côté de Macon. « Car enfin vous jouez, lui dit-elle. Poser des bombes au clair de lune, faire dérailler un train est évidemment un jeu passionnant… » Mathilde, ancienne amie de Marat, en trahissant, va faire basculer l’avenir du groupe de résistants.
Vailland s’interroge sur la valeur de l’engagement, l’acte de résistance et met l’accent sur la redistribution des cartes due à la guerre, patriotisme, communisme, notions de droite et de gauche qui n’ont plus la même signification.
Les valeurs sont bouleversées par les événements, des patriotes
deviennent Résistants, des hommes de gauches pacifistes prennent les
armes, d’autres rejoignent l’extrême-droite comme Marquet le maire de Bordeaux ou le communiste Jacques Doriot… Vailland pourtant homme de gauche ne rejoindra pas les FTP communistes mais un mouvement sous la direction du BCRA anglais. [5] Question de circonstances.
Notes et références
[1] Chavannes-sur-Reyssouze, village
de l’Ain près de Pont-de-Vaux, vers Mâcon dans le val de Saône où
Vailland s’était retiré au début de la guerre et où il reviendra en 1944
pour écrire drôle de jeu.
[2] Voir le témoignage de Robert Lupezza "Vailland, lieutenant de la Résistance" paru dans la revue Entretiens p 80
[3] Jacques-Francis Rolland,
grand ami de Vailland, auteur d’une autobiographie "Un dimanche
inoubliable près des casernes" en 1984 où apparaît Vailland, d’articles
sur son ami et d’un adaptation de Drôle de jeu pour le cinéma.
[4] Rodrigue sera avec Marat le personnage principal de son roman Bon pied bon œil, la suite de Drôle de jeu
[5] BCRA : Bureau Central de Renseignement et d’Action
4- Des Allymes à Meillonnas
« Ce peuple sait s'indigner. Il y a de l'espoir sur la terre. » Héloïse et Abélard p 168
Cette fois, c'est dit, Roger Vailland va rompre avec la société bourgeoise. Il quitte subitement Paris avec Élisabeth pour aller s'établir aux Allymes, un coin retiré de la campagne bugiste au-dessus d'Ambérieu-en-Bugey dans l'Ain.
Cette fois aussi, ça y est : il adhère officiellement au parti communiste en écrivant directement à Jacques Duclos son secrétaire général, alors en prison. Son parcours est alors assez compliqué, marqué par un second parcours en Égypte
où il assiste aux derniers soubresauts de la royauté, où il jouera la
vedette médiatique après avoir goûté aux geôles locales, accusé d'être
un « agitateur du Kominform. » [1]
Ulcéré par la guerre de Corée, il trempe sa plume dans
le vitriol pour écrire une pièce de théâtre, diatribe contre le rôle des
américains dans ce conflit. Si "Le colonel Foster plaidera coupable" est d'abord une réaction épidermique à ce qu'il considère comme une nouvelle guerre coloniale, il la présente comme une « violente et efficace critique de l'impérialisme américain. »
Sa pièce donne immédiatement lieu à une contestation violente dont profite le pouvoir pour l'interdire en France. Courroux ironique de Roger et grande publicité pour sa pièce qui sera jouée avec succès dans la plupart des pays de l'Europe de l'Est où il fera une tournée triomphale.
Voilà Roger devenu un personnage médiatique pourfendant
le capitaliste, défenseur de la paix, de quoi faire un beau pied de nez
à ses détracteurs et à son vieil ennemi Aragon.
Notes et références
[1] Voir son livre-témoignage intitulé "Choses Vues en Égypte". Voir aussi mon article " Récits de voyage" --
5- Beau Masque
« Je me battais, j'apprenais, j'étais heureux. J'écrivais Beau Masque. » Le regard froid p. 111-112
Cette fois, plus question d'autobiographie. C'est le journaliste qui
suit jour après jour une grève près de chez lui dans la vallée de l'Albarine, dans la FETA, une filature de Saint-Rambert-en-Bugey.
Le reporter-écrivain accumule les notes, les témoignages et les
impressions, matière de base du roman. Il va rencontrer l'âme du
mouvement, la responsable syndicale qui deviendra Pierrette Amable dans Beau masque.
cette grève, c'est d'abord un combat pour une augmentation de salaire,
une réponse au souci diffus du devenir d'une industrie déclinante mais
aussi un combat pour la dignité.
Ces
événements vont servir de support à ce roman qui tient aussi du
reportage, une situation saisie sur le vif; mais un roman aussi, des
faits digérés à la sauce Vailland. Il double le
déroulement de cette lutte contre un patronat rétrograde d'une autre
lutte d'influence entre groupes financier, thème qu'il développera dans "La Truite" son dernier roman.
Comme dans 325.000 francs, il se met en scène, participe à l'action, participe à la rédaction de tracts car, comme dira Duc « l'auteur aussi dans un roman a droit à la parole. » [1]
Côté cœur, Pierrette Amable rejettera Philippe Letourneau, l'un des dirigeants de la FETA, pour succomber aux charmes du camionneur Belmacchio, celui qu'on nomme Beau Masque. Deux perdants comme aime à les peindre Vailland. On y rencontre aussi Nathalie et Valerio Empoli, reliquats de ces libertins qui peuplent son œuvre, désabusés et sans grande illusion sur la condition humaine, Valerio en particulier annonce Don Cesare, le personnage central de "La Loi".
Pierrette Amable représente la quintessence de L'Homme nouveau tel que le rêvait Vailland, que préfiguraient déjà Rodrigue et Jeanne Gris dans "Bon pied bon œil", la suite de "Drôle de jeu". Pierrette, écrit Vailland, « avait cessé d'avoir des problèmes personnels; elle ne connaissait plus que ceux de son action. » [2]
Morale de l'histoire : seule la lutte collective peut réussir; dans leur combat sans perspective collective, voué à l'échec, Bernard Busard y perdra un bras et Beau Masque y perdra la vie. [3]
Notes et références
[1] Duc, personnage principal de son roman La Fête (p. 63)
[2] Beau masque p. 89
[3] Busard dans 325.000 francs et Belmaccio dans Beau Masque
6- Une drôle de loi
Un "moche coup" à Moscou
XXème congrès du Parti communiste soviétique en mai 1956 : Roger Vailland est à Moscou et va assister à l’exécution symbolique de Staline et la dénonciation de ses crimes.
Le choc est immense. À son retour, il décroche le portrait du camarade Staline au-dessus de son bureau mais il lui faut aussi quitter cette peau de "L'homme nouveau"
qu’il avait tant appelé de ses vœux et avait eu quelque peine à
endosser. Il choisit le silence face au vertige du vide laissé par la
disparition du Bolchevik.
Le dérivatif, ce sera d’abord l’Italie, même si la suite montrera que ce ne fut pas suffisant. Plus précisément l’Italie du sud, les Pouilles et la ville qui dans son roman s’appelle Porto Manacore, où il va amasser ds matériaux pour écrire ce roman La Loi qui lui vaudra le prix Goncourt en 1957. La Loi, c’est le retour en force des libertins, malmenés dans ses romans précédents. C’est Matteo Brigante qui joue de sa virilité, le commissaire Attilio qui effeuille les phases du libertinage. Menu fretin comparé à l’implacable Mariette et Don Cesare, espèce de prince de Salina du roman de Lampedusa, à la fois libertin et homme de qualité, nouveau masque de Vailland.
Mariette est le prototype de la femme libre qui s’en donne les moyens. Finie la femme perdante, dominée par sa passion comme Roberte dans Les Mauvais coups, humiliée comme Antoinette dans Bon pied bon œil, Vailland dépeint désormais des femmes fortes et autonomes comme, outre Mariette, Léone l’alter ego de Duc dans La Fête et Frédérique dans La truite, la rebelle fuyante comme une truite.
Des femmes qui, contrairement à Pierrette dans Beau Masque, mènent une lutte personnelle, à la recherche de leur souveraineté. Des femmes qui n’obéissent qu’à leur loi.
Don Cesare, ce grand seigneur revenu de tout, "désintéressé" comme Vailland,
fait le point sur sa vie, lui qui s’est toujours dégagé à temps de ses
passions avec désinvolture, même celle de la politique. Reste quand même
quelque appétence du libertin. Il a toujours choisi ses maîtresses
dans le cercle de sa maisonnée, de Julia à Maria et maintenant Elvire. Mais le cœur n’y est plus, pas même pour Mariette et la grande fête dont il rêve. Il ne veut pas disparaître sans avoir fait "le poids de sa souveraineté".
Pour Vailland aussi, tout passe par un sevrage progressif : il quitte le Parti peu à peu, sans effusion, prend le recul nécessaire, met de la distance "entre lui et lui".
7- Les années 60 : de La Fête à La Truite
La Fête,
roman paru en 1960, a souvent été critiqué pour son côté libertin
jugée artificiel et sans vraie portée sociale. En fait, à travers la
narration de son quotidien, Duc recherche « le poids de sa souveraineté » qui s'exprime dans sa relation avec sa femme Léone, relation qui se veut équilibrée où chacun respecte la liberté, la loi de l'autre. Chaque partenaire assume ainsi sa propre souveraineté.
Outre cette vision du couple assez novatrice, Vailland utilise la technique de la mise en abîme, « un roman sur le roman » où il raconte la genèse du roman qu'il est en train d'écrire, qui deviendra La Fête, et d'un autre roman raté, abandonné en cours de création. [1] En ce sens, La Fête est aussi la réflexion d'un romancier sur sa technique d'écriture et ses personnages.
Dans La Truite paru en 1964, Frédérique est une jeune femme libre et autonome qui se joue des hommes et méprise son mari Galuchat [2], un perdant dont le nom précise Vailland signifie « un poisson mort, vidé de sa substance. » [3] Un couple déséquilibré, le contraire du couple Duc-Léone de La Fête.
Dans ce roman, Vailland utilise la même technique que dans 325.000 francs : une courte scène initiale, synthèse métaphorique des intentions de l'auteur. Dans 325.000 francs, c'est la course cycliste de Bionnas, dans La Truite, c'est la sortie au bowling.
Deux innovations sont introduites dans ce roman. Il le dit lui-même : « C'était
la première fois que j'entreprenais d'écrire une histoire sans en
connaître le dénouement, de la raconter à mesure qu'elle se déroulait.» [4]
Dans ce roman, il se met lui-même en scène, sans projection, sans passer par un personnage tel que Saint-Genis, affairiste malheureux repoussé par Frédérique.
Pour Vailland, le monde ressemble à un vivier de truites où domine « la plus forte, la plus hardie, la plus méchante, la plus chanceuse...» [5] Ces grosses truites qui imposent leur loi, grands groupes financiers internationaux, il les appelle des tamanoirs, ces animaux aux griffes acérées pour déterrer ses proies et sa longue langue collante pour les avaler.
Beaucoup de truites se soumettent à la loi du plus fort, se résignent et ne seront jamais souveraines. Par contre, Frédérique est une rebelle, rétive, une truite qui file entre les doigts qui, comme Mariette, Giuseppina ou Lucrezia dans La Loi, ne se soumettront jamais à la loi des hommes ni aux règles du libéralisme et de la mondialisation.
Frédérique, par son attitude libre et sans préjugés, fait penser à Lamiel l'héroïne de Stendhal comme en 1944 la lecture de Lucien Leuwen, autre roman de Stendhal, avait inspiré Vailland dans la conception de Drôle de jeu. [6]
Notes et références
[1] Voir l'analyse de Jean-Jacques Brochier dans son essai Roger Vailland Tentative de description, éditions Losfeld, 1969
[2] La Truite p. 130
[3] Galuchat : peau de certains poissons utilisée pour couvrir des objets
[4] La Truite p. 158
[5] La Truite p. 68 Une grande partie du roman se déroule à Monaco, « haut lieu du "capitalisme fictif » précise Vailland
[6] En mission chez Daniel Cordier son chef de réseau, Vailland se plonge dans la lecture de Lucien Leuwen, premier pas vers l’écriture de Drôle de jeu.
Voir aussi
* AG Leduc, Un homme encombrant -- * Delorieux, Libertinage et lutte de classes --
* Christian Petr, Eloge de la singularité -- * Jean Recanati, Psychanalyse d'un libertin --
* Michel Picard, Libertinage et tragique --
* Jeu & souveraineté -- Œuvres posthumes --
* Le bonheur selon Vailland -- Vailland, Tel qu'en lui-même --
* Années 60 : La Fête et La Truite --
* Lectura-Dossier --
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