mercredi 6 août 2014

Claude Arnaud Proust contre Cocteau

   

Marcel Proust et Jean Cocteau

L'année 2013 a connu la commémoration d’abord du centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, le premier volume de A la Recherche du temps perdu, puis des 50 ans du décès de Jean Cocteau le 11 octobre 1963.

Il y eut entre Jean Cocteau (1889-1963) et Marcel Proust (1871-1922) une amitié assez complexe, faite de connivence et de concurrence, qui exista entre ces deux grands auteurs de la première moitié du XXe siècle et qu’on célèbre cette année.

Rien ne destinait ces deux hommes à partager une amitié durable. Très dissemblables, Cocteau était aussi ouvert que Proust était introverti. L’image de la mère a joué un rôle important, influencée par sa présence marquante, dominante chez Proust pour qui la mère véhicule une telle émotion qu’elle modela les liens qu’il tissa par la suite, moins prégnante chez Cocteau qui subit plutôt l’omnipotence maternelle. D’où cette hypersensibilité qu’ils ont développée tous deux, leur appétence aux relations, aux amitiés, envers et contre tout. L’un et l’autre ne rencontrèrent une certaine reconnaissance que dans l’écriture et leur volonté de bâtir une œuvre.

Ils apparaissent comme n’ayant pas réussi à rompre complètement le lien maternel, cherchant à compenser ce manque par l’écriture, Proust surtout ayant eu tendance à s’incruster dans l’existence de ses proches. Homosexuels tous les deux, ils fréquentent les mêmes quartiers parisiens et se rencontrèrent dans les Salons mondains parisiens à la fin du XIXe siècle. Ils ne se faisaient aucune illusion sur l’intérêt du jeu social tout en y jouant volontiers, pris dans l’ambiance de leur milieu. Quand ils se rencontrent fin 1908-début 1909, Proust était encore un inconnu, n’ayant guère publié que des poèmes et Les Plaisirs et les jours, alors que le jeune Cocteau séduisait déjà par sa personne et sa virtuosité.

Malgré une attraction et une influence réciproque, leur amitié souffrit d’une certaine jalousie. [1] Si Cocteau reconnut la dimension de son ami lors de sa disparition, il ne partageait pas la vision du monde de Proust, le « génie » qu’on lui reconnut rapidement, contrairement à Cocteau plutôt considéré comme assez velléitaire et "touche à tout". La voix de Proust, écrivait Cocteau à cette occasion, « rieuse, chancelante, étalée [...] n'arrivait pas de la gorge, mais des "centres". Elle avait un lointain inouï. Comme la voix des ventriloques sort du torse, on la sentait venir de l'âme ». [2]



Ces "centres" représentent ce "moi profond " dont parle Proust dans son Contre Sainte-Beuve, « qu'on ne retrouve qu'en faisant abstraction des autres, et du moi qui connaît les autres », c’est cette « chambre noire intérieure dont l'entrée est condamnée tant qu'on voit du monde. » A contrario, pour Cocteau, il s’agit plutôt d’un "moi sans contour", sans véritable centre, incarnant un caméléon, un artiste multiforme dont on dit qu’il se disperse trop.

Mais malgré les nombreux thuriféraires de Proust, À la recherche du temps perdu est passée de la critique de la société de la fin du XIXe siècle au miroir d’un homme devenu mondain après qu’on l’eût reconnu, et de ses difficultés personnelles. Il reste que l’image de Cocteau est celle d’un homme sociable et ouvert, assistant impuissant  à l’ascension de son rival tandis que Proust, malgré le pessimisme et le mal-être de l’homme, continue à être considéré comme l’un des plus grands écrivains français –peut-être le plus grand- de son époque. [3]

Écrivains aux nombreuses affinités mais aussi si dissemblables, Cocteau comme son modèle Oscar Wilde considérait sa vie comme une esthétique sans barrières entre l’écrivain et sa vie privée, se projetant dans tous les aspects de son œuvre, tandis que Proust se focalisait sur une œuvre unique et foisonnante anticipant le rejet du roman classique et autobiographique qui dominait avant guerre. Ceci n’empêche pas Cocteau de porter un jugement très critique sur La Recherche, estimant qu’il s’agit là d’une œuvre inachevée et décousue où les garçons désirés deviennent des jeunes filles et où le narrateur n’est autre qu’un Proust assez solitaire et décadent.

Il semble bien aussi que cette amitié fut pavée d’intérêts bien compris : Proust, qui ensuite s’éloigna du milieu qu’il décrivait dans sa « Recherche », compte sur Cocteau qui fréquente ce milieu pour le renseigner et donner ainsi une description de cet univers sur le déclin, qu’il méprise infiniment, tout en cultivant malgré tout une certaine jalousie envers Cocteau.

Notes et références
[1]
Une amitié que « Proust surchargea de désir, de jalousie puis et de suspicion… » Télérama du 14/09/2013
[2] « La voix de Marcel Proust » texte publié le18 novembre 1922, au lendemain de la mort de Proust par La Nouvelle Revue française
[3] Proust devient peu à peu comme l’a écrit François Mauriac « l'homme de lettres à son paroxysme : celui qui a fait de son ouvrage une idole, et que l'idole a dévoré ».

Bibliographie
Concernant Marcel Proust :
Le Dictionnaire amoureux de Proust, de Jean-Paul et Raphaël Enthoven, éditions Plon
Chambres de Proust, d'Olivier Wicker, éditions Flammarion et Proust est une fiction, de François Bon, éditions du Seuil)
D'après Proust, publication de La Nouvelle Revue française
Lettres à sa voisine,
correspondance inédite de Proust
Un amour de Swann, orné par Pierre Alechinsky
François Bon, Proust est une fiction, édition du Seuil, 352 pages
Concernant Jean Cocteau :
Le Passé défini, huitième et dernier volume de sa correspondance, éditions Gallimard
Les Enfants terribles et Paris ou Démarche d'un poète, rééditions de Grasset dans la collection « Les cahiers rouges »
Dessins, réédition du premier livre de ses dessins, préface de Claude Arnaud, éditions Stock

     << Christian Broussas – Proust-Cocteau - Feyzin, 16 août 2014 - << © • cjb • © >>

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