mercredi 28 janvier 2015

Virginie Despentes Vernon Subutex tome 1

           
Références : Virginie Despentes, "Vernon Subutex", éditions Grasset, 397 pages, 2015, premier prix Anaïs Nin

Vernon Subu­tex est le premier volume d'une future trilo­gie, semble-t-il. Comme souvent chez Despentes, c'est l’his­toire d’un marginal, laissé pour compte de la société moderne, un ancien disquaire expul­sé de son appartement, à qui un copain Alex Bleach, ex popstar mort d'une overdose, a légué son testa­ment vidéo. Mais voilà, il lui faut récupérer ce docu­ment et pour cela se lancer dans une chasse à l’homme où il va rencontrer toute une brochettes de personnages aussi pittoresques les uns que les autres, un transsexuel ex-star du porno, un "looser" réalisateur de télé, frustré et haineux, un producteur cynique, un "trader" hystérique et camé, une passionaria de rue, fille d'un ouvrier communiste de Longwy… ou Aïcha une jeune fille voilée en quête de valeurs, qui « refuse de renoncer à son humanité. Et la foi seule l'adoucit, la structure et lui permet la dignité. » (page 257)
Ou encore cette femme qui a pour Vernon « une tendresse de femme adulte dont le caractère ploie devant la fragilité de l'autre. » (page 55)

Dans le style "provoc", la présentation de l'éditeur se demande qui est -ou qui se cache- derrière ce Vernon Subutex ? On a le choix entre :
Une légende urbaine, un ange déchu, un disparu qui ne cesse de ressurgir, le détenteur d’un secret, le dernier témoin d’un monde disparu, l’ultime visage de notre comédie inhumaine... Notre fantôme à tous.
Par exemple, Xavier  « a écouté les intellectuels du cinéma français s'auto congratuler sur la qualité de leurs œuvres, se réjouir de se retrouver à Cannes. Cannes, se disait Xavier, c'est la fête de la saucisse avec des putes en Louboutin. Tous à dégueuler leur caviar, le nez plein de coke, après avoir récompensé du cinéma roumain... » N'empêche qu'à Paris, « on se tient quand même quand on danse, on ne cherche pas la transe. Pas de frénésie, pas avec le corps. A Paris, le corps garde le masque. » (page 234)

En tout cas, lui aussi traîne ses fantômes, tous ses amis de jeunesse maintenant disparus ou dans lesquels il ne se reconnaît plus. Ne reste que cette photo datant de vingt ans, quand ils étaient « quatre beaux gosses, heureux d'être crétins, au courant de rien, et surtout ignorant à quel point ils étaient du bon côté de ce que la vie leur réservait... ». Pleins d'illusions.

Les copains aussi vieillissent, passent et il sent bien que «  passé un certain âge, on ne se sépare plus des morts, on reste dans leur temps, en leur compagnie. » Pour les gens de cette génération, c’était à la fois simple et terrible : « Le téléphone pouvait sonner à n’importe quel moment pour te donner l’ordre de virer la moitié de tes collègues. Éliminer son prochain est la règle d’or de jeux dont on les a gavés au biberon. Comment leur demander, aujourd’hui, de trouver ça morbide ? » Vive le progrès !


Il traîne aussi un nom curieux, Subutex, médicament de substitution à l'héroïne. Ce Subutex ne serait-il pas finalement le mode d’addiction privilégié de notre société, shootée à une consommation boostée elle-même par la finance, le crédit ou la pub à gogo qui produisent aussi des "laissez-pour-compte", des inadaptés sociaux comme Vernon (pour Vernon Sullivan, le héros de Boris Vian ?) [1] , symbole de ces sociétés qui acceptent avec tant de facilités et de légèreté ce genre de "dégâts collatéraux".

 Vernon Subutex, 1  

Pourtant, ce magasin Le Révolver, c'était tout pour lui : « pendant plus de vingt ans, qu'il vente ou qu'il ait la crève, il avait monté le putain de rideau de fer de sa boutique, coûte que coûte, six jours par semaine. Il avait confié les clefs du magasin à un collègue à trois occasions en vingt-cinq ans : une pyélonéphrite, une pose d'implant dentaire et une sciatique. » 

Il a alors vécu quelque temps d'expédients, liquidant sur le net son fonds de vinyles et d'affiches, rédigeant des articles pour une encyclopédie du rock... pour finir au RSA. Son existence s'est rétrécie, finies les sorties, les bouffes, il se sentait comme retranché de la vie. Et ça n'a même pas suffit, cette foutue vie « dans un premier temps, elle t'endort en te faisant croire que tu gères et, sur la deuxième partie, quand elle te voit détendu et désarmé, elle repasse les plats et te défonce ». Et aujourd'hui, ce qui attend Vernon Subutex, c'est la rue, être « assis à hauteur des sacs et des chaussures », la main ouverte vers les passants... qui passent.
 
Cette comédie humaine désenchantée donne une peinture sans concession de notre époque, celle du chacun-pour-soi, celles des violences mouchetées faites à l'individu, parfois plus féroces, plus dures à supporter que les violences physiques, des atteintes successives à la personne, une descente dans ces zones grises de la société que personne ne veut connaître. Comme si elles n'existaient pas. 

La galerie des personnages qu’elle peint est attachante, des personnages bien dessinés, qui quelque part nous sont proches, touchants, énervants, odieux même, mais ne laissant jamais indifférent, souvent près d’un stéréotype social. Sur eux, la vie est passée, les laissant sans plus guère d’espoirs et de rêves, toujours fiers cependant et revendiquant leur dignité. 

On sent dans ce roman à la trame vaguement policière la colère s'insinuer, sourdre du texte, la révolte sur la condition de ce destin annoncé, où les injustices et les égoïsmes se conjuguent comme une défaite elle aussi annoncée de nos sociétés bien-pensantes qui guident le monde et servent de modèle aux autres. On retrouve dans ce roman les thèmes, les obsessions de l'auteure, du rock'n'roll, aux addictions actuelles, la femme et sa sexualité, les marginaux, tous les paumés guettés par la maladie et la mort. 

Vernon a la fraîcheur du naturel, genre "brut de décoffrage", sans intérêt pour toute forme de pouvoir et son cortège d'égoïsmes et de lâchetés, il est « resté bloqué au siècle dernier, quand on se donnait encore la peine de prétendre qu'être était plus important qu'avoir. » Couché sur un banc, l'esprit ailleurs, à demi conscient, Vernon semble sous l'effet du subutex.
     

Notes et références

[1] Vernon Sullivan est le pseudonyme de Boris Vian qui publia des "romans noirs" dans un style à la Chandler, comme J'irai cracher sur vos tombes, Les morts ont tous la même peau, Et on tuera tous les affreux ou Elles se rendent pas compte, entre 1946 et 1950 

Commentaires et critiques
* « La maîtrise avec laquelle Virginie Despentes orchestre cette polyphonie impressionne, autant que la justesse de son regard engagé et l'énergie folle qu'elle déploie pour faire entendre le malaise général qui étreint le vaste échantillon d'humanité peuplant ces page... » Télérama - 9/01/2015

* « Vernon Subutex est un grand livre parce que, précisément, il dérange. [...] Virginie Despentes est un écrivain remarquable, à la plume tantôt fine et tantôt déliée. On retrouve sa hargne, sa colère, à travers des phrases dures comme les pierres. On découvre son ton, précis et juste, loin de la caricature. » L'Express, 16/01/2015 

* « Pour tout dire, c’est un grand livre, une comédie humaine contemporaine, ancrée dans le réel et nimbée de nostalgie, triste et chaleureux à la fois. Le ton est juste, le style maîtrisé. » Les Échos, 7 janvier 2015 
* « "Vernon Subutex 1" est une "Comédie Humaine" de notre temps, servie par la rage et le grand talent de Virginie Despentes. » Culturebox 6 janvier 2015 

* Voir mon site "Portraits de femmes"  
* Voir aussi mon fichier : Vernon Subutex tome 2 --

       << Christian Broussas - Subutex - Bandol, 28/01/2015 © • cjb • © >>

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