mercredi 27 novembre 2024

L'enfant aux yeux gris

"Le petit orphelin" - D'après Marguerite Duras

« Laisse pleurer la pluie sur tes yeux. » Valérie Valère

Le vent est revenu et de nouveau le ciel a viré au  noir. La mer s'est transformée à perte de vue en une immensité de pluie.

L'enfant était là, protégé par un muret qui séparait la plage de l'avenue qui la longeait. Il fixait la mer et les soubresauts des vagues qui venaient lécher le sable dans un clapotis régulier, d'un regard vide, comme absent.

Sa monitrice, assise à côté de lui, ne contemplait pas l'horizon, elle le regardait comme si elle guettait les moindres tressaillements des traits de son visage. Mais rien dans son attitude ne trahissait la moindre réaction. Ses yeux paraissaient agrandis par la réfraction de la lumière, l'amplitude aveugle de ce qu'il y avait à voir.

Le lendemain, les enfants étaient réunis sous une grande tente blanche et Jeanne la monitrice, leur racontait une histoire sur "la mer et l'enfant".

« Il était une fois un petit garçon qui s'appelait David, parti pour un tour du monde avec ses parents sur un bateau de plaisance. Mais dans une mer tumultueuse, le beau bateau n'avait pas résisté aux coups de boutoirs d'une mer démontée et avait fini par sombrer dans les eaux glauques et sans fond. Mais la providence veillait sous forme d'un requin qui hissa le jeune garçon sur son dos. »

Sur ce, Jeanne arrêta sa lecture, voulant ménager le suspens. Mais les enfants ne l'entendaient pas ainsi et la prièrent de poursuivre : "Encore, encore madame, que va devenir David" ?
Et de trépigner, et de taper des mains...

Voulant que les enfants restent tranquille, elle décida de reprendre son récit. Et ils rient les enfants. Ils rient de Boom Boom le requin, des mimiques de Jeanne qui veut donner vie à son récit. Ils dansent autour de la narratrice, scandent en
chœur "boom, boom, badaboom".

L'enfant ne dit rien, reste dans son coin. Mais sans doute écoute-t-il, lui qui écoute tout. Il regarde Jeanne sans bien la voir comme il regarderait vers les mouettes, attiré par leurs cris aigus, au-delà de la baie, au-delà du vent,  vers un pays inconnu.

Cette fois, la mer est d'un bleu laiteux. Ils sont sur la plage et Jeanne, allongée sur une serviette, poursuit l'histoire de David et de Boom Boom, raconte ce qui lui passe par la tête et les enfants rient encore de ses bêtises et font la ronde autour d'elle. Comme si tout ça devait durer toujours, comme s'ils sentaient la précarité de ces instants heureux.

Les hirondelles, de velours gris vêtues, aussi font la ronde autour d'eux, tournent dans le ciel, folles des enfants. Mais Jeanne ne sait plus quoi raconter et elle s'endort sur la plage. Alors les enfants forment un cercle autour d'elle et ils s'endorment aussi.
   
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Jeanne et l'enfant marchent tous les deux sur le chemin de planches qui conduit à la plage et soudain elle lui caresse le visage en lui disant qu'elle l'aime beaucoup. Lui, surpris, heureux, ne sait que répondre. Elle relève sa tête vers la lumière pour mieux capter l'intensité du gris particulier de ses yeux, un gris perle piqueté de nacre. Pour s'en imprégner comme si elle voulait le graver à jamais dans son esprit.

« Je voudrais que toute ta vie tu te souviennes de cet été de tes six ans » dit-elle à l'enfant qui ne semble pas bien comprendre. Tous les détails, Le Havre "la ville cube", le port d'Antifer et son énorme fouillis de béton et de ferraille, la longue file des pétroliers, les voix fortes, les bruits mélangés des hommes et des machines... la vie en somme, la douceur de vivre de Sainte-Adresse. Tout un tas de souvenirs précieux et inutiles.

Elle lui susurre que, s'ils le veulent vraiment, « tiens par exemple dans dix ans, sur cette même plage en fin de journée quand le soleil darde ses derniers feux éclairant de milliers d'étoiles le sommet des vagues, éblouissant les yeux gris de l'enfant de leurs reflets irisés, on peut se donner rendez-vous.
Tu verras ce sera bien, nous irons visiter le musée Malraux au Havre et admirer le phare de la Hève vers Sainte-Adresse. »

      
Phare de la Hève   Sainte-Adresse vue par Renoir

Il ne comprend pas tout mais lui fait "oui" de la tête, ses grands yeux gris perle levés vers elle. Elle est si gentille, si douce, il est prêt à lui accorder tout ce qu'elle voudra. Elle est sa seule amie, la seule avec qui il se sent bien, en sécurité. Puis, toute joyeuse comme si elle s'était délivrée d'un secret, elle le hisse sur ses épaules, ce n'est rien, il est si léger, et lui chante "à la claire fontaine", lui souffle que jamais elle ne l'oubliera.

L'enfant voudrait lui dire quelque chose, quelque chose de gentil, de tendre mais seuls ses yeux parlent pour lui, elle le devine, « ce n'est pas la peine, je sais bien ce qui te tourmente, » essuie une larme et prend le chemin du retour.

Le lendemain matin, le ciel est de laque bleue, le soleil hésitant. Jeanne, assise sur un banc, ferme les yeux pour mieux retrouver les traits de l'enfant et l'immensité de son regard gris. Le voilà qui arrive.  Tout de suite, elle lui tend une carte postale où sont indiquées toutes les informations pour qu'ils puissent se revoir « dans dix ans n'est-ce pas, comme convenu, le 30 juillet comme aujourd'hui » lui dit-elle en riant et en rougissant.
                          
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Sous la grande tente blanche, les enfants attendent avec impatience la suite de la lecture de Jeanne, soucieux du sort de David et du requin Boom Boom. Jeanne les titille : « Ah, se plaint-elle, je ne sais plus où j'en étais. Quelqu'un peut-il m'aider ? » Et les enfants de reprendre le fil du récit, gesticulant, se coupant la parole.

Les mots que prononçait Jeanne  s'insinuaient à plein poumon, en images oniriques, dans le 
cœur des enfants comme un courant d'air frais pendant une canicule. Ils en redemandaient, faisant le siège de la jeune fille sitôt qu'elle se taisait, même si son récit manquait parfois de cohérence et qu'il était difficile à suivre.

- Heu... qu'est-ce que je disais déjà ?
- Que David avait peur du requin marteau qui lui jetait un
œil  torve.
- Mais non les enfants, répliqua Jeanne, il paraît rébarbatif mais c'est sa drôle de tête qui lui donne cet air sévère; en réalité, il n'est pas méchant. Il faut éviter de juger les gens sur leur aspect.
- Pourtant, il a vraiment une sale tête, répliqua l'un des enfants.
- Ah, Quasimodo, le héros de Victor Hugo, avait aussi un visage peu engageant mais un
cœur en or. Évitez de vous fiez aux apparences, dit-elle d'un ton sans réplique.

Ils s'assirent sagement autour d'elle, attendant patiemment la suite de l'histoire.
- Tandis que Boom Boom dégustait quelques crustacés passant à sa portée, David partit jouer à cache-cache dans les coraux avec de petits poissons multicolores, des mollys jaune canari, des guppys rigolos à la queue touffue, des poissons clown jaunes rayés de blanc et des poissons lune tout boursouflés.
- Et nous madame, on ne pourrait pas aller jouer comme David avec les petits poissons marrants ?
Il n'existait rien de tel pour capter l'attention des enfants et qu'ils deviennent sages comme des images.

        

Aujourd'hui, elle est libre. Libre, ô quel joli mot ! La journée pour eux tout seuls. Après une balade en début d'après-midi, profitant de la marée basse, elle le hissa sur ses épaules comme il aimait tant et s'avança dans l'eau cristalline, droit devant elle. Le sol sableux semblait s'ouvrir sous les pieds de Jeanne qui s'enfonçait peu à peu  dans l'eau fraîche comme si le sol mouvant se dérobait sous ses pieds, s'ouvrait vers de mystérieux abysses. Ils flottent à présent, la pesanteur disparaît, leurs corps deviennent de plus en plus légers, soumis au bon vouloir d'un doux ressac qui les berce.

L'enfant voguait dans son rêve, il sentait à peine le corps de Jeanne qui le balançait comme un bateau dans les vagues. Ils s'enfonçaient progressivement et soudain l'enfant s'exclama : « Oh, regardez là-bas, Boom Boom et David ! » Le rêve devenait réalité. C'était bien le gentil requin et David accroché sur son dos. Quelle divine surprise, n'est-ce pas, comme la vie vous en offre rarement ! Ils jouèrent ensemble, les deux enfants accrochés à la queue ou aux flancs de Boom Boom qui effectuait des cabrioles en lançant de petits cris, comme sur le manège de la plage.

   

Le temps s'était aboli mais Boom Boom et David disparurent soudain. La mer s'était nacrée d'un gris vert mélancolique, elle continuait de couler dans la mer avant de disparaître. Les voilà à nouveau tous les deux sur la grève. Boom Boom et David avaient décidé d'aller voir ailleurs, plus loin du côté de nulle part ou de l'autre côté du monde, voir si l'eau était plus bleue et les hommes meilleurs.

Ils progressaient lentement dans l'eau qui recouvrit peu à peu leurs chevilles puis leurs jambes... Maintenant, de la grève, on ne distinguait que de vagues silhouettes qui se détachaient en sombre sur l'horizon.
Alors Jeanne saisit la main de l'enfant et l'emporta dans son rêve.

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<< Christian Broussas • L'enfant Récit  © CJB  ° 27/11/2024  >>
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